3. Ça rend sauvage

Elle n’a jamais été jalouse de quiconque, et comprenait parfaitement que l’on obtienne ce que l’on se donne la peine d’obtenir.

Tout le monde n’est pas obligé d’aller dans le même sens, et malgré ce qui se disait, les babyboomeures avaient une nette tendance à aller dans un même sens sous des airs de « regardez comme on va pas dans le même sens » aimait-elle faire remarquer.

Maintenant que tout le monde était à peu près rentré dans le rang, l’appel du confort semblerait irrésistible quoi qu’on en ait dit auparavant, les têtes brûlées se distinguaient plus nettement. Elles dépassaient franchement.

Et sa tête à elle, tout le monde la connaissait dans le quartier, avec ses cheveux orangés, ses accoutrements de baba aux couleurs bariolées, son inlassable maquillage surlignant les yeux, la même bande de copains avec qui elle traînait sans trop se mélanger aux autres, pas du tout même, les mêmes blagues qu’ils s’échangeaient. Son originalité désormais banale passait maintenant inaperçue.

Elle se confondait dans le décor et, aujourd’hui, elle se sentait ordinaire, comme dit Catherine Deneuve dans Les demoiselles de Rochefort de Jacques Demy.

Une sensation qu’elle n’avait jamais ressentie l’anéantissait, une sorte d’absence l’absorbait.

Au bistrot, accoudée au comptoir en zinc, elle n’eut pas besoin de commander son café, déjà on le lui apportait ; normalement les autres devraient radiner d’ici une dizaine de minutes, un rituel auquel personne ne se dérobait.

Qu’y faisaient-ils une fois réunis ? Se raconter des conneries, comme d’habitude, jaser sur des gens qu’ils connaissaient ou pas d’ailleurs, comme d’habitude, rire de bons mots pas toujours très drôles ni compréhensibles de gens extérieurs à leur micro-communauté, tenir son rôle dans le groupe, comme d’habitude. Ces néo-citadins à défaut de tenir le haut du pavé le battaient. Ils n’avaient plus les moyens de déménager dans des contrées plus abordables. Ils vivaient avec les moyens du bord et s’accordaient à penser qu’il est possible de vivre dans le respect de la nature en pleine ville.

Elle se regardait dans la glace centrale qui agrandissait le café ; malgré les cernes et un léger embonpoint, elle avait gardé la forme. C’était pas comme Ricky qui avait pris un sacré coup de vieux, ou Mimotte qui se laissait un peu trop aller ces derniers temps. Elle les sentait moins vifs quant à leur avenir, se laissaient glisser doucement vers une inaction fataliste. Parfois, ils oubliaient qu’ils étaient venus en ville pour apporter un souffle de vie dans ces environnements mortifères. Ils n’étaient pas toujours reconnus à leur juste valeur, mais on aurait dû les payer pour les actions qu’ils entreprenaient : leur simple présence égayait la grisaille de la grande ville.

Elle n’était pas dupe et lisait bien parfois dans le regard des badauds qu’elle croisait une lueur brillant de condescendance, quand par exemple elle parlait aux arbres, les enlaçait, les embrassait ou quand elle saluait les tourterelles, les moineaux, les étourneaux sansonnets, capable de nommer plantes et arbres sans application technologique, en connexion constante avec Dame nature qu’elle voit, ressent, avec qui elle communique, malgré le bruit, malgré l’odeur pestilentielle des moteurs, malgré la saleté, malgré la pollution apportée par les vents des usines en périphérie est.

Envisager une vie autrement gagnait progressivement les esprits, mais tout le monde ne pourra pas vivre à la campagne, il n’y aura pas assez d’espace. De plus, émigrer à la campagne sans s’y être préparé est un projet funeste à court terme. Il faudra donc bien s’arranger avec ceux restés en ville, et ils seront fort nombreux. Ici aussi on a le droit à une vie saine.

Le pari d’importer la campagne à la ville n’avait rien de nouveau ; cela se concrétisait lentement, mais elle et ses amis aimaient prétendre, de leur promontoire en étain, à qui voulait l’entendre, qu’ils faisaient partie des pionniers… alors qu’ils étaient juste montés à la grande ville pour grailler, et arriver à plusieurs d’une même région ça développe l’entraide, sinon sur les boulevards on te laisse crever. C’est encore en vigueur de nos jours.

Là, en les attendant, elle se dit qu’elle aurait pu avoir une autre vie, laquelle ? Elle l’ignorait, mais quelque chose de plus… peps ! Qui la changerait de l’ordinaire justement.

Elle avait déjà vécu de nombreuses vies et celle qui se présentait ce matin ne la ravissait pas. Allait-elle vraiment attendre les zigotos pour passer une matinée à refaire le monde, en sachant d’avance ce que chacun et chacune allait dire ou répondre, et quasi à quel moment ? N’avait-elle pas un peu plus d’ambition ?

Un homme passant dans la rue attira son regard. Elle n’en est pas certaine, mais il lui semblait bien le reconnaître.

Sans même boire le café, ni même le payer, elle sortit de l’estaminet et lui emboîta le pas.

Si c’était lui, quel incroyable hasard ! Car il avait, entre autres, motivé son départ de sa région d’origine. Ils s’étaient croisés lors d’un festival de musique ; Il jouait du bandonéon. Pour assister au récital, elle avait dû délaisser une amie snob qui trouvait ce son indigne de ses oreilles car il lui rappelait l’accordéon des bals populaires qu’elle ne fréquentait pas.

Ils marchèrent l’un derrière l’autre dans le quartier historique, un entrelacement de rues étroites. Elle cala son pas sur le sien. Se pourrait-il que ce fut lui ? De dos, il était difficile de l’affirmer. Elle avait souvenir d’une taille étroite, et là… Elle avait souvenir d’une chevelure épaisse et brune, et là… Elle avait souvenir d’un port de tête royal et d’épaules larges et carrées, et là… Sans doute, le temps lui avait terni le souvenir. Il restait son profil, ce nez aquilin, ses lèvres charnues, qui avait immédiatement attiré son attention… Se serait-elle trompée ? Les traits entraperçus de cet homme avait ravivé un souvenir enfoui, d’autant plus profond qu’ils s’étaient promis de se retrouver, il pourrait lui présenter du monde, il aimait son projet d’amener la campagne à la ville – à une époque où ce n’était pas aussi répandu, ni criant d’urgence, que maintenant – et quand elle y arriva, personne ne l’attendait, personne ne lui répondit au téléphone, personne ne lui ouvrit la porte, il s’était envolé, pour où ? On ne savait pas… Que lui dirait-elle toutes ces années après ?

Elle ferait mieux de retourner au café, d’autant que les autres devaient être arrivés et se demander ce qu’elle faisait car d’ordinaire elle est toujours la première, d’ordinaire…

Mais elle voulait en avoir le cœur net, lui reparler de Piazzola (Astor de son prénom – 1921 – 1992, Argentin, fils d’immigrés italiens) qu’il interprétait ce soir-là – Libertango, c’était la première fois qu’elle entendait un tel son qui rend sauvage ! un son qu’elle n’aurait jamais pu imaginer et qui la subjugua aussitôt – et des relations entre Cuarteto Cedrón et  Piazzola.

Devait-elle l’aborder ? Cela pourrait dissiper cette terrible sensation d’ordinaire qui l’emmaillotait. Après toutes ces années ? La reconnaitra-t-il ? Et si ce n’était pas lui ? L’hésitation la tenaillait.

Elle ne voudrait pas regretter d’éventuelles retrouvailles.

Elle prit une ruelle sur sa gauche et accéléra le pas pour le retrouver, en tournant sur sa droite, quelques mètres plus loin puis elle avança tout en le regardant : c’était lui. Sans l’ombre d’un doute. Quel invraisemblable hasard ! Pourquoi aujourd’hui ?!

Ils avancèrent l’un vers l’autre, ses talons claquaient nettement sur le bitume pour éveiller sa curiosité. Il leva la tête, la détailla, ralentit le pas.

Arrivée à sa hauteur, une voix intérieure lui intima de marcher sans s’arrêter, l’homme qu’elle avait connu n’existait plus, qu’allaient-ils se raconter ? Plus rien ne la séduisait. Peut-être que s’il avait joué du bandonéon, peut-être se serait-elle laissée séduire. Mais là…

– On se connaît n’est-ce-pas ? lui dit-il alors avec un sourire enjôleur.

– Ah, je pense que vous faites erreur, monsieur.

Et elle poursuivit son chemin sans se retourner jusqu’au troquet où elle fut accueillie avec de joyeux éclats de voix : – Bah alors t’étais où ?!

Elle se sentie redevenir elle-même, c’est-à-dire exceptionnelle, sauvage et libre.

https://www.youtube.com/watch?v=GnyAgOWhMnk
https://www.youtube.com/watch?v=nIN3IE3DHqc

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