Combien de probabilités existait-il pour qu’ils se croisent à nouveau ? Deux fois dans la même vie, cela relevait quasi du miracle. L’homme avait perdu un peu de sa superbe, l’âge très certainement, il tournait autour de combien maintenant ? 70 ? 75 ? 80 ? Non pas tant que ça. Un bon 75 ans.
Bernard en parlait encore ce matin avec Chris, qui pérorait comme à son habitude sur le fameux son des années 1970 que rien ne valait, oui enfin il s’est passé quelque chose après, oui mais rien qui pulse comme il y a eu, il va falloir qu’ils se renouvellent et se creusent la tête sacrément pour envoûter les oreilles comme cela s’est produit à cette époque, et Bernard avait raconté encore une fois sa soirée avec Sir Rod.
Un petit attroupement se formait autour de la rock-star que toutes générations confondues reconnaissaient malgré son obstination à porter des pantalons moulants qui ne lui allaient plus du tout, un visage avachi et une très visible prise de poids.
Bernard restait un peu en retrait, tout en ressentant une légère pointe de jalousie que toutes ces années n’avaient pas réussi à chasser. Il aurait voulu appeler Chris et lui dire — tu devineras jamais qui est devant moi ? ; il lui avait tellement raconté ce qui devenait sa première rencontre, puisqu’aujourd’hui il vivait en direct la seconde rencontre qui n’était pas plus préméditée. Mais il se ravisa en se rappelant qu’il avait légèrement édulcoré la fin de l’histoire. Si venait à Chris l’idée de les rejoindre, Bernard n’aurait pas voulu être contredit bien qu’a priori Rod ne dût pas s’en souvenir, mais dans le doute il préféra s’abstenir de tout appel. Il lui racontera demain, au risque de ne pas être cru sur parole, comme pour la première rencontre qui pourtant exista.
C’est drôle, Bernard s’était toujours dit qu’il recroiserait un jour ou l’autre Rod pour s’expliquer avec lui, même si cette hypothèse appartenait à l’impossible ou au fantasme. Jusqu’à ce jour.
Ranimer le souvenir de cette soirée que Bernard n’avait jamais pu oublier ravivait la vigueur de ses 25 ans.
Il n’aurait jamais imaginé qu’ils se retrouveraient sur cette plage de l’Atlantique à la pointe de l’Ève, un jour de beau temps fraîchement venteux où ça fleurait bon la RTT.
Tout en l’observant à la dérobée, Bernard réalisa brusquement qu’une douzaine d’années d’âge seulement les séparait, pas tant que ça, mais à l’époque Rod à l’apogée de son art représentait une quasi icône inaccessible, et lui Bernard, homme simple, avait eu la chance de lui adresser la parole, enfin de bafouiller car l’émotion fut si forte, son admiration si ardente, qu’il aligna maladroitement quelques mots dans la langue natale de Rod qu’il maîtrisait bien. Ouf. Le ridicule fut de moindre retentissement. C’était peut-être même cela qui avait incité Rod déjà bien défoncé à s’arrêter et échanger avec Bernard au-delà de ces quelques mots, un début de dialogue sous le regard adoratif des deux sublimes jeunes femmes qui accompagnaient le frenchy. L’un disposait de toute sa jeunesse, l’autre à peu près en forme des largesses d’une vie ultra-confortable et artistiquement féconde ; tout ce petit monde se rendait à la même boîte de nuit. Ils se promirent une nuit d’extase, inoubliable ; Rod pas encore Sir offrit généreusement son bras à chacune de ces dames et adressa un clin d’œil complice à son nouvel ami à qui il voulait tant faire plaisir.
L’interprétation d’un de ses titres aurait comblé Bernard. Rien de plus facile pour Rod. Il pourra même le chanter a capella dans la boîte de nuit en l’honneur de son nouvel ami qui flottait sur un nuage, mon dieu, qui va le croire ?! Peu importe, il vivait pleinement un des moments les plus importants de sa vie.
Ils arrivèrent devant la boîte de nuit, le physionomiste à l’entrée ouvrit la porte à Rod et le salua au passage, opina en faveur des donzelles, fronça les sourcils en apercevant Bernard à la suite du trio, Rod se tourna vers lui et lâcha dans un grand éclat de rire — Let’s go ! puis s’élança dans la frénésie sonore de ce haut-lieu des nuits mondaines internationales.
La porte se referma sur les espoirs de Bernard qui ne réussit pas à faire entendre sa raison. À l’époque, les portables n’existaient pas. Il n’eut plus jamais de nouvelles de ses copines qui le snobèrent et disparurent dans la nature rattrapées par une vie plus morne que cette nuit-là.
Encore une fois, Bernard laissa Rod signer quelques autographes, éviter quelques questionnements d’enfants — Mais c’est qui le vieux ?, et se retrouver devant un dernier admirateur qui lui réclama son dû : que Sir Rod chante a capella ce qu’il avait promis de chanter. La rock-star émit un hoquet de surprise et de joie avant de lui tomber dans les bras en s’écriant : — Frenchy, t’as loupé la plus belle des soirées*.
Chris ne va jamais le croire, mais tant pis, définitivement Bernard ne l’appellera pas et profita du chant sous les embruns et les rires moqueurs des mouettes. Jamais il n’avait éprouvé une telle félicité à entendre cette interprétation très personnelle de Sailing par Sir Rod himself.
* En français dans la bouche de Sir Rod.