Il enfilait les phrases, dans une introduction à la Barry white, avec cette promesse, Love, Love, Love, I need love, qui aurait pu faire sourire, voire rire, mais on pouvait se laisser prendre facilement au jeu. Il ne doutait de rien, tout du moins en donnait-il l’impression. Sa petite taille, sa bedaine, son début de calvitie, son visage banal n’y changeaient rien. Il était ce qu’il était, Dieu lui-même, s’il existait, lui aurait donné raison et il vous l’affirmait avec une conviction qui pouvait forcer le respect. C’était même très certainement ce qui faisait son charme : ne pas douter ! Son credo pour avancer dans la vie et jusqu’ici cela lui avait plutôt réussi, affirmait-il. Il n’y avait qu’à voir où il habitait, aimait-il montrer d’un geste large à ses invités qu’il entraînait dans toutes les pièces de son appartement sans grand intérêt, si ce n’est le nombre de m2.
Faire faire le tour du propriétaire lui apportait un réconfort, un instant, un instant seulement dont il se gardait bien de parler. Pas plus qu’il ne souhaitait évoquer cette insatisfaction profonde qui le tenaillait jour et nuit. L’accumulation de biens matériels ne le comblait pas, mais il ne savait pas quoi faire d’autre.
Le voulait-il seulement ?
Il tournait en rond en se demandant ce qui pouvait bien clocher. Les livres qu’il lisait l’ennuyaient à la dixième page. Les musiques qu’il écoutait l’ennuyaient à la deuxième reprise. Aller au cinéma, au théâtre, au musée, l’amusait le temps de séduire puis l’ennuyait.
Le blues lui tenait plus souvent et fidèlement compagnie : rien n’y faisait pour le dissiper.
Le voulait-il seulement ?
Il se racontait qu’il pourrait rencontrer quelqu’un qui ferait s’évanouir cette pesanteur, mais le voulait-il vraiment ?
Il n’osait ébruiter son secret, et ce soir encore il sentait que le blues filerait avec lui au lit, se collerait contre son petit corps flasque et disproportionné. Rencontrer quelqu’un c’était faire face à cette faiblesse qui indisposait. Ce n’est pas qu’il s’en rendait compte, mais il voyait bien que cela gênait.
Car, voyez-vous, le mec à 62 ans embrassait toujours avec les dents. C’est-à-dire que depuis son premier baiser langue en margoulette, autour de ses 15 ans, il s’appliquait encore à sucer goulûment la bouche et tout ce qu’il y avait dedans et à taper les dents d’un mouvement de tête incontrôlé.
Personne n’avait osé lui dire qu’il s’y prenait mal, que ça faisait mal, que l’entrechoquement n’avait rien de sexy, que c’était naze ?
Sa première femme exigea d’entreprendre une thérapie pour résoudre ce problème, mais rien à faire. Les dents l’attiraient.
Cette expérience l’affaiblit mais ne l’abattit pas.
Tant que son bagout attirait la belle dans le boudoir, il se sentait irrésistible.
Mais à la première approche charnelle, il craignait la remarque désobligeante. Il mettait en avant d’autres atouts, sans toutefois définir lesquels, des promesses roucoulées, pour garder la belle à ses côtés.
Ainsi le lui fit remarquer sa deuxième femme : gagner de l’argent ne faisait pas tout dans la vie.
Sa troisième femme émit l’hypothèse qu’il avait peut-être oublié qu’on lui avait fait la remarque dès la première fois car franchement ce contact sur les dents était désagréable, voire répugnant, d’un manque de sensualité absolu.
Il s’en moquait et s’en sortait avec des : « oh faut toujours que tu me reproches quelque chose ! »
Mais personne ne lui reprochait rien.
Le temps passe trop vite pour s’encombrer de telles maladresses.
Il espérait s’en « guérir » avec le temps, mais le voulait-il seulement ?
Le temps ne changeait rien au fait !
Il embrassait mal, aussi extravagant que cela puisse paraître. Non seulement il n’avait jamais cherché à explorer les vertus du baiser mais, de plus, il n’accordait aucun intérêt à sa partenaire. Cette seule conclusion s’imposa.
L’ultime hypothèse soufflée par une qui refusa d’être sa femme emporta l’adhésion générale : on avait affaire à un sombre mec sans relief et il valait mieux passer son chemin pour le laisser cuver tranquillement son blues de boudoir.