La plupart des participants sont arrivés à l’heure. Il a cependant fallu attendre des retardataires qui n’ont pas cru nécessaire de présenter leurs excuses pour cette attente imposée à tout un groupe.
Puis il a été décidé de commencer fissa, sinon le programme de cette journée chargée en aurait été bouleversé.
Des bougies avaient été allumées, des tapis disposés sur le sol recouverts de poufs marocains en tissu coloré à dominante orangée. La plupart avaient préféré prendre place sur les chaises disposées en cercle.
Quelques sexas, dont Pitalu, qui s’est ainsi faite renommée suite à une séance chamanique, oh il y a de cela deux décennies, étaient clairsemées dans cette assemblée plutôt composée de trentenaires ou de tout jeunes quadras, à grande majorité féminine.
Les thèmes abordés seront la spiritualité, la quête de sens et le partage de la vie spirituelle. Le gourou qui ne voulait pas qu’on l’appelle gourou, un modeste philosophe tout au plus comme il se présentait, prit la parole longuement. Il rappela, au passage, quelques évidences : quand on vit, on meurt – nous sommes tous interdépendants – nous avons besoin des uns des autres – seul on n’arrive à pas grand-chose, voire à rien. Il ajouta que la quête de sens est louable car, de prime abord, cela ne nous apparaît pas, mais les anciens ont réfléchi pour nous aider à avancer dans ce monde difficile, d’épreuves et d’efforts.
Les sexas ne notaient rien, d’un air inspiré, elles avaient suffisamment bourlingué dans la vie pour savoir de quoi il en retournait, même si leurs vérités n’avaient aucune valeur ni vertu cardinale. C’est pas grave.
Les plus jeunes couvraient de mots leurs cahiers. Formules à retenir. Phrases sorties de leur contexte à citer dans un autre hors contexte.
La spiritualité fut vaguement et rapidement définie, et tant pis si elle épousa principalement des contours religieux, et tant pis si le débat ne s’aventura jamais jusqu’au domaine areligieux, tout simplement laïque. On préféra ne pas s’étendre sur, dirons-nous, ce qui relevait de l’esprit, ou de l’âme pour qui y croit, et ce qui concerne sa vie, ses manifestation, qui ressort du domaine des valeurs morales, voire de l’éthique, et intellectuelles.
Ce qui importait était de guider des esprits égarés à cause de la société qui ne laisse aucune place à la spiritualité, mais on se gardera bien d’y adjoindre un élan politique. Ici dans cet espace nous ne parlerons pas de politique. Il n’existe pas de politique spirituelle. C’est affirmé. La politique n’a pas d’esprit ? La question fut éludée. Suivante. L’assemblée attendait que le gourou qui ne voulait pas qu’on l’appelle gourou continua à les élever tout en leur rappelant qu’il est important de penser par soi-même. Il saupoudrait ses propos de quelques références aristotéliciennes, de grands mots comme « âyât », « soif d’essentiel », « en sof », « transcendance », bien sûr serait-on presque obligé d’ajouter, et l’importance d’ouvrir notre vie à quelque chose de beaucoup plus vaste. Qu’importe que le monde environnant est déjà ce beaucoup plus vaste que nous. L’être humain se devait de conserver ses lettres de noblesse. Pitalu décrochait régulièrement et pensait qu’il a fallu Copernic, Galilée et Kepler et près de trois siècles pour comprendre que la terre tournait autour du soleil. L’autre révolution concernait cet être humain au centre de nulle part, juste un élément d’un écosystème, à une place beaucoup moins incontournable que celle accordée par de grands esprits. Il va falloir s’y faire. Elle aurait voulu l’exprimer mais chaque fois qu’elle levait la main pour faire part de cette réflexion, le gourou qui ne voulait qu’on l’appelle gourou l’ignorait. Pour une raison inconnue.
Après un temps ridiculement court d’échanges, pour suspendre le flot de questions envahissantes et se recentrer sur son être, un temps de silence partagé fut proposé. Pitalu ferma les yeux et s’enfonça dans cette pause muette qui rapidement l’entraîna dans un sommeil voyageur.
Elle se retrouve face à Sitting Bull qui lui demande pourquoi elle s’est affublée de ce prénom amérindien Pitalu qui ne correspond à rien dans sa culture, Josy lui allait bien pourtant. Puis elle s’assoit en tailleur pour écouter la lettre que le grand chef veut envoyer au Président des États-Unis d’Amérique (…) cette terre magnifique (…) est la mère de l’homme rouge. Nous sommes une partie de la terre, et elle fait partie de nous. Les fleurs parfumées sont nos sœurs ; le cerf, le cheval, le grand aigle, ce sont nos frères. Les crêtes rocheuses, les sucs dans les prés, la chaleur du poney, et l’homme ; tous appartiennent à la même famille. L’homme-médecine des Sioux Lakotas Hunkpapas lui demande ce qu’elle en pense. Pas grand-chose, elle hausse les épaules, ouais c’est pas mal. Il continue sa lecture de plus en plus inaudible.
Le gourou qui ne voulait pas qu’on l’appelle gourou frappait légèrement dans ses mains pour ramener tout le monde à la conscience. Il reprit ses notes pour poursuivre son argumentaire quand Pitalu vit Sitting Bull avancer au milieu du cercle et souffler doucement en direction de celui qui se prenait pour un guide spirituel. Les notes s’éparpillèrent, s’envolèrent par une fenêtre restée ouverte. Le grand chef sioux lui fit signe d’un œil espiègle de ne pas les avertir de sa présence. Il résonnait d’une vibration joyeuse, remarqua Pitalu. Il vint se mettre à ses côtés et lui présenta la fin de son texte.
Le gourou qui ne voulait pas qu’on l’appelle gourou resta sans voix un instant, il lui faudrait improviser, il regarda sa montre, dit que c’était un peu tôt pour déjeuner et qu’il allait profiter de cet interlude offert par l’invisible, (?), pour présenter son nouveau projet de maison d’accueil et de ressources, dans le sud du pays, où il serait possible d’expérimenter le fameux lâcher-prise dans un entre-soi spirituel, une vie communautaire où le quotidien lui-même devenait un exercice spirituel.
Le prix serait adapté en fonction des possibilités et des besoins de chacun et de chacune.
Il frappa de nouveau dans ses mains annonçant que l’heure du déjeuner était exceptionnellement avancé et que l’on pourrait parler de tout cela autour du pique-nique.
Réfléchir avec son cœur, c’est une connerie, lui chuchota Sitting Bull. On se sert de son cerveau et on reste libre de ses mouvements. Alors t’en penses quoi de ma bafouille ?
Pitalu acquiesça : — Bien, bien.
Allez il est temps de partir d’ici Josy, tu n’as rien à y faire. Va donc vivre.