Été comme hiver, ils se mettent en terrasse au soleil couchant. À la récolte, on est sûr de les trouver à se boire des canons, de blanc généralement, assis côte à côte, face aux passants, — comme Nietzsche le faisait pour regarder la vie passer disent-ils bien qu’aucune information sérieuse confirme cette référence. Leur passe-temps préféré est d’épier leurs contemporains et de commenter les multiples travers que nous autres ne manquons pas d’afficher. Pas eux, eux ils se contiennent, même quand ils sont fin bourrés, s’imaginent-ils. Ils ne se moquent pas, ils constatent et jugent, oui ils trouvent que cette mode de bienveillance, sans jugement, est ridicule, eux jugent car il y a à juger, — ya qu’à voir.
De toiser les a rendus philosophes. Ils en connaissent un rayon maintenant sur l’humanité, et ses manies. Alors ils peuvent se permettre. D’ailleurs, ils ne se gênent pas à caqueter, cancaner. Il y a tant à dire sur leurs semblables, des on dit, des paraît-il, mais cela ne les étonnerait pas. Et rapidement le conditionnel devient présent. Ils s’échangent d’autres choses qu’ils supputent et corroborent toutes ces suppositions.
Eux sont différents.
Ils ne sont pas vieux, — on n’est pas vieux, c’est fini la vieillesse maintenant. Ils sont vieux, mais ils disent qu’ils ne sont pas vieux. Même si le matin ils ont beaucoup de mal à se lever. Mais qui n’a pas de mal à cet âge ?
Ils sont cool, ils le pensent et aiment bien le répéter, — on est cool. Ils ne le sont pas, mais le répètent, — on est cool.
Ils sont intelligents, fins, perspicaces, pensent-ils mais ne le disent pas car ils passeraient pour des prétentieux. Pour eux, cependant, il suffit de les regarder ; tout indique qu’ils sont différents des autres, de tous les autres.
Ils ont tout compris, rien ne les étonne. Par exemple, les trentenaires ressemblent à ce qu’ils ont vécu à trente ans. Même si trente années, ou plus, les séparent. Eux, ils ont compris.
Ils ont été beaux, plus personne ne se souvient d’eux à cette époque, mais ils ont été beaux. Ils le savent et en gardent une certaine fierté un peu fanée. Les cernes boursouflés, la couperose, le double menton les empêchent de faire tout à fait bonne figure, mais ils ont été beaux. Et cela se voit si on fait attention. Ce n’est pas comme certains, ajoutent-ils.
Ils ne sont pas médecins, pas plus versés dans la psychologie et encore moins la psychiatrie, mais ils peuvent porter des diagnostics, y compris politiques, pertinents qui cloueraient le bec de plus d’un.
Ils aiment bien le mot « pathologique » qu’ils emploient à tout bout de champ.
Un temps, ils ont été drôles. De leur humour, ils ont gardé la méchanceté qui ne fait plus rire personne, si tant est qu’ils aient fait rire un jour. — Ah l’humour se fait aux dépens de quelqu’un, de préférence le plus moche, le plus timide, le plus naïf… sinon c’est pas de l’humour.
C’est con comme définition, mais pour eux, elle a le mérite d’être claire.
Ils parlent parfaitement anglais, et ça, ah oui ça, c’est pas courant dans le coin.
Ils ont vu leur monde évoluer, pensez donc, depuis le temps qu’ils le scrutent, plus de quarante ans, et ils clabaudent comme au premier jour. Le temps les a rendus aigres, mais ils prétendent qu’on projette sur eux de bien mauvaises intentions, que les autres sont jaloux, voilà tout.
Ils trouvent toujours à redire sur cette manière de s’habiller, de dire, de croire, de prétendre, de préférer, d’aimer, de vivre.
Ils sont connus À la récolte mais ne font plus envie depuis longtemps, bien qu’ils n’aient jamais fait envie, quoi qu’ils en disent, quoi qu’ils en pensent.
Même la maladie, aussi grave soit-elle, quand elle leur tombe dessus, se fait malmener, discréditer, ringardiser et n’arrive pas à leur faire fermer leur clapet.
Ils détestent la bonne humeur, les rires, la joie de vivre, la simplicité.
Ils détestent les autres, leurs projets.
Ils détestent leurs parents, leurs enfants, leurs amis, eux-mêmes et ne font plus de peine à leur âge.
On les fuit comme la peste.
N.B. : L’écriture inclusive n’a pas été utilisée pour préserver la vie privée des protagonistes. Le « ils » est donc neutre ; à chacune et à chacun d’y mettre qui elle ou il veut derrière.