16. Tendresse niveau 1

Djay a réservé une table en terrasse, la douceur de l’ensoleillement s’y prête. Il tient à la voir arriver, qu’elle l’aperçoive de suite, lui fasse signe, marque un léger arrêt en réalisant qu’il a vraiment de la prestance et pas la peine de rajouter pour son âge, ces mesquineries l’agacent. Belle allure, point ! Pour leur troisième rendez-vous, il compte bien lui faire part des sentiments naissants qu’il ressent pour elle. Peut-être trouvera-t-elle sa démarche trop empressée… Mais à leurs âges, ils peuvent se permettre d’accélérer le tempo.

L’idée de vivre une nouvelle histoire lui déplaisait jusqu’à peu, perclus d’habitudes, dans l’insuffisance à se remettre en question, – C’est tout de même pas à 65 ans que je vais changer. Un stage intensif de trois jours au début de l’été « bien-être, reconstruction et tendresse en conscience » lui a permis de se réconcilier avec des émotions profondes. Intégrer les éléments (théoriques) qui l’empêchaient d’accéder au bonheur, surtout à sa véritable nature, a libéré un torrent de tendresse qui désire s’extérioriser désormais. Il se sent prêt à se projeter dans un futur qu’il n’aurait jamais imaginé un mois auparavant.

Un enthousiasme l’emporte. Djay ne vend pas du rêve, il est le rêve. Il voudrait qu’une personne, au moins une, le comprenne pour qu’à celle-ci il donne le meilleur en lui.

Djay se répète mentalement les préceptes qui induisent la tendresse, ceux qui l’en détournent. Aucune spontanéité n’imprègne ses gestes, ses pensées, mais au début c’est normal. Ce nouveau paradigme, comme on le leur a expliqué, va changer radicalement sa manière de voir le monde et d’aborder autrui. Sa sensibilité inexprimée va progressivement se dévoiler, question d’ajustement.

Ah, la voilà qui traverse. Il agite discrètement la main en sa direction. À cet instant, un homme proche de la quarantaine vient prendre place à la table voisine. Un bel homme ; un très bel homme. Cette présence l’incommode, non qu’il l’envie, mais cette beauté tranche avec l’intimité nécessaire à sa réadaptation émotionnelle, le brutalise presque.

Cette beauté le trouble sans qu’il se l’avoue.

Son rendez-vous prend place. Djay distingue alors un bouquet de fleurs au pied de la table voisine, une délicate attention. Lui aussi y a pensé, mais n’a pas trouvé de fleuriste sur le chemin et s’est épargné un détour pour en trouver un. Surtout, il trouve idiot d’offrir des fleurs, de peur de paraître trop sensible justement, un résidu de sa vie d’avant, dommage. Il s’empresse de sortir un carnet pour le noter afin d’y remédier, comme on les a enjoints de le faire, en profite pour raconter cette dernière et enrichissante expérience avec moult détails sur son évolution personnelle.

S’il prêtait plus attention à son rendez-vous, il aviserait sa tenue apprêtée pour une rencontre galante, tout en pudeur et en chatoiements, son léger parfum aux notes boisées qui embaume jusqu’aux tables avoisinantes et fait sourire le bel homme. Djay se méprend sur son regard furtif vers eux, vers elle principalement ; lui aussi, un temps, au même âge réflexion faite, ne pouvait pas s’empêcher de séduire tout alentour.

Mais il s’égare, se recentre sur ses ressentis, un brouillon d’émotions – colère, joie, vanité – auquel il n’arrive pas à faire face et qui lui réclame un effort de concentration considérable.

La théorie présageait plus de facilités. Il s’exhorte à relâcher la pression, à déclarer sa tendresse – Je fais comment ? Je lui prends la main ? Ça fait flirt. Ridicule. Faudra que je le note dans le carnet. Pas maintenant. Comment on se montre tendre, bordel ? – le stage n’a duré que trois jours, il panique. La présence de ce bel homme l’indispose, il voudrait se montrer à la hauteur, ne pas le décevoir, lui montrer, à lui, ce qu’est un homme tendre. – Cesse de te comparer avec lui !

D’un geste brusque, il fait signe à un serveur qui passe d’apporter la carte, alors qu’à la table voisine le bel homme se lève pour accueillir la personne avec qui il va déjeuner. Djay ne perd pas une miette de ce rituel où l’homme attend que la femme prenne place avant de l’imiter, échangeant avec grâce quelques instant avant de commander d’un commun accord. Le stratagème lui paraît grotesque.

Il se concentre de nouveau sur son rendez-vous, essayant de ne pas écouter la conversation d’à côté, mais la tentation s’avère trop forte. Le bel homme aborde ouvertement sa sensibilité à fleur de peau qu’il assume totalement tout en explicitant la complication d’être sensible pour un homme surtout dans sa partie… Longtemps considérées comme une faiblesse, la sensibilité, et la tendresse son corollaire, sont des forces aujourd’hui. Il se sent en phase avec lui et la personne avec qui il déjeune. – Mais c’est mon dialogue, pas le sien !

Avec une nervosité qu’il peine à contenir, il commande, présente du bout des lèvres des excuses lorsque son rendez-vous lui fait remarquer qu’elle n’a toujours pas choisi, patiente, rumine intérieurement, envisage de faire un second stage, plus long, plus approfondi.

De nouveau la voix du bel homme le sort de ses réflexions, celui-ci dit qu’il n’a jamais eu honte d’exprimer ses sentiments alors que les vieux, ceux de 60 ans par exemple, ne peuvent pas ou alors chez un thérapeute. Il lui porte l’estocade. Djay le foudroie du regard alors que le bel homme ne lui accorde aucune attention, tout à l’écoute et à la présence de la personne avec qui il partage ce déjeuner, poursuivant sur la lancée de sa sensibilité qui ne le déséquilibre pas, bien au contraire.

– De quoi parlions-nous déjà ?! – il a décroché de son rendez-vous, se sent chiffonné, envahi par un flot d’émotions – de la colère à la jalousie – qui l’éloigne de son objectif premier : exprimer sa tendresse. Djay tente de refluer ses pensées négatives, prenant conscience que ses gestes gauches, sa voix dissonante couvrent mal ses émois. Il perd pied, la tendresse étouffée le ramollit, il ne sait plus comment faire.

Les plats se succèdent, ce déjeuner se transforme en cauchemar, il ne sait plus ce qu’il raconte, il ne sait pas ce qu’elle répond, se parlent-ils seulement ? Lors du stage, il se sentait prêt pourtant, que s’est-il passé ? Son incapacité à révéler sa tendresse le terrasse. D’entendre cet homme, inspiré, détailler sa sensibilité, ajouter que les hommes à chaque génération s’ouvrent de plus en plus à leur « part féminine », pour résumer grossièrement, sans une once de provocation ou d’ironie, le dépasse.

Djay se sent si loin de cette simplicité, fluidité à dire, percevant le long chemin qui lui reste à parcourir pour atteindre sa tendresse, en a-t-il seulement ? Il en doute – Oh non ! – et pense aussitôt à le noter dans le carnet, – Plus tard.

Soudainement, son rendez-vous se lève. Étonné, il s’enquiert de la raison. Elle dépose la serviette sur la table et, avec un tendre sourire, désigne le bel homme à la table voisine : – Vous avez l’air de plus apprécier sa compagnie. Pas une seule fois, vous m’avez demandé comment j’allais… La tendresse commence là parfois. Aussi je vous délaisse.

https://www.youtube.com/watch?v=qBaWgoB7BgY Dee Dee Bridgewater LA BELLE VIE
https://www.youtube.com/watch?v=vFbexR7n1aQ Sarah Vaughan THE GOOD LIFE

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