23. Assurance vie

Fi portait ce surnom depuis que sa maîtresse favorite lui avait froidement lâché en faisant ses valises : — Oh, ne fais pas le type étonné. Tu vieilliras. Comme moi. Tu t’attendais à quoi ? Que je supporte toutes tes incartades sans moufter. Tu fais fi de tout. Tu sais ce que ça veut dire au lieu de me regarder avec tes yeux de merlans frits ? Que tu ne tiens pas du tout compte des sentiments des autres, tu fais souffrir et tu t’en moques… Oui j’arrange un peu à ma sauce l’expression, mais fi donc !!!

Sur ce, elle partit en claquant bruyamment ses talons sur le plancher, puis la porte. Joueur invétéré, il paria en son for intérieur qu’elle reviendrait dans les quarante-huit heures.

Sept années s’étaient écoulées, sans qu’elle donnât la moindre nouvelle, et le sujet de leur courroux – pour ne pas employer le mot rupture qu’il répugnait – se prélassait à ses côtés. De vingt-trois ans sa cadette, la belle dans sa quarantaine épanouie écoutait avec un intérêt qui ne s’était jamais démenti les histoires, pourtant rabâchées, de son amant. Elle appréciait ses mimiques quand il tenait à se mettre en avant et ne voulait pas lui faire de peine en le piquant d’une remarque désobligeante sur sa mémoire chancelante. Plusieurs fois, elle avait tenté de savoir d’où venait l’origine de son surnom, mais Fi éludait, et cette fois-ci encore il prétexta l’urgence du rendez-vous avec son assureur pour tenter de filer aussitôt. Elle le retint par la manche, insista ; il lui promit en lui déposant un baiser sur ses lèvres de lui dévoiler ce petit secret ce soir.

Le nouvel agent général d’assurance en question l’attendait dans le salon rococo du seul grand hôtel du coin. Fi y avait ses habitudes. C’était là qu’il retrouvait son précédent mandataire en assurances désormais retraité qui avait vendu et son cabinet et sa clientèle pour un très bon prix s’était-il laissé dire.

Cette nouveauté chagrinait Fi. Il considérait monsieur Plamax qui avait eu en charge toutes les assurances de sa vie, voiture, moto, maison, loisirs, famille et vie précisément, quasiment comme un ami au fil du temps. Il appréhendait cette première rencontre avec le nouveau venu dont il n’arrivait pas à se souvenir du patronyme. Avec Plamax, il aurait pu se dispenser de détails dans les différents changements qu’il voulait opérer. Là, il pressentait qu’il allait devoir s’expliquer. Une intuition. Il allait, par exemple, devoir exposer son médiocre bilan de santé, très déclinante !, alors qu’il avait besoin d’une assurance pour un prêt immobilier, et l’intuition toujours elle lui disait que la chose n’allait pas être aisée.

Dès qu’il le vit, Fi comprit qu’il n’aurait pas parié un radis sur le nouveau venu, trop propre sur lui dans son costume pas sur mesure, chemise ouverte sans cravate, à l’allure trop faussement décontractée, trop jeune à son goût, le trentenaire trop sûr de lui, la gueule du jeune loup qui en veut beaucoup, peut-être de trop…

Définitivement incapable de se souvenir de son nom, il fit signe à Machin qui lui adressa un sourire pleines dents.

Les deux hommes se firent face, Machin le dépassait de deux bonnes têtes. Fi s’assit. Machin l’imita et démarra en se présentant rapidement, parcours atypique, nouvelle orientation professionnelle cinq ans auparavant, DESS management, appui sur son réseau pour devenir agent général d’assurance depuis un an suite à une formation, consolidation et développement du portefeuille clients et chiffre d’affaires en hausse, voilà pour les grandes lignes.

Fi s’avança jusqu’au bord de son fauteuil et annonça d’une voix qui se voulait séduisante ses projets pour 1/ régulariser certaines assurances, notamment effectuer le changement du bénéficiaire de son assurance vie, et 2/ prendre une nouvelle assurance pour couvrir un prêt immobilier. Machin le laissa à peine finir sa phrase et sortit un dossier, au nom de Fi, en lui signalant que les dernières échéances n’avaient pas été payées et qu’il allait falloir les régler, dans les vingt-quatre heures au plus tard.

Fi s’étrangla : — Avec Plamax, on trouvait toujours un arrangem’…

— Je ne suis pas monsieur Plamax. Maintenant il faut payer les échéances à la date indiquée. Et solder vos dettes.

— Vous savez, je peux aussi aller souscrire ailleurs, ce ne sont pas les assureurs qui manq’…

— Je vous en prie, ne vous gênez pas. Mais vous devrez attendre la date anniversaire de vos différentes assurances pour régulariser votre situation, et en attendant, de toutes les manières, vous devez vous acquitter de vos échéances.  Sinon nous serons dans l’obligation de vous appliquer une majoration avant de vous demander d’aller souscrire ailleurs.

— Mais vous ne me laissez pas en placer une ! C’est incroy’…

— Monsieur, il semblerait que notre agence a été particulièrement tolérante avec vous. Cela ne peut malheureusement plus durer. D’autre part, votre bilan santé indique un niveau très dégradé qui ne rime pas positivement avec une nouvelle assurance pour un prêt.

— Une assurance décès serait peut-être plus de circonstance, ironisa Fi.

— Le questionnaire médical est vite fait… et ne plaide pas en votre faveur, malheureusement. Je vous conseillerai donc de rester sur votre assurance vie.

— Non, mais petit con, petit merdeux, à qui crois-tu parl’ ?

— Monsieur, je vous demande de vous calmer.

— Je me calmerai de rien du tout, je veux IMMÉDIATEMENT arrêter toutes mes assur’…

— Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, ce n’est pas possible, vous devez attendre.

— Mais pouvez-vous me laisser finir AU MOINS UNE PHRA’…

— Monsieur, vu votre état, je pense que nous allons en rester là.

Fi, dans un accès de rage, tapa du poing sur la table basse autour de laquelle ils se tenaient dans le salon rococo. Sa tension artérielle grimpa brutalement si haut qu’il s’en provoqua un grave malaise.  

Machin appela les pompiers qui ne purent ranimer Fi.

Ce coup de sang lui avait porté un coup de grâce. Sa dernière pensée fut pour l’assurance vie dont le nom du bénéficiaire n’avait pas pu être changé et les premières notes de leur chanson préférée… Quelle surprise ce sera pour sa maîtresse favorite de toucher le pactole !!!!

https://www.youtube.com/watch?v=bn5TNqjuHiU Janis Joplin Summertime

4 commentaires sur « 23. Assurance vie »

  1. J’allais dire un philanthrope mais comme c’est déjà pris je me défile, pas de rififi ! Sinon dans mon pays de vaches certains y vont encore à grands renforts de “fi de Dieu”et de “fi de garce!” Mais c’est une autre histoire qui n’a pas grand chose à voir comme il se doit! Bonne journée Louise !

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