Dans sa première vie, la hiérarchie lui reconnaissait plus particulièrement son sens du commandement, sa loyauté à la République française.
Pupille de la nation, il s’était engagé au sortir de l’adolescence dans l’armée de terre, à la fin des années 1970, et devint, entre autres, très actif au sein du SDECE (service de documentation extérieure et de contre-espionnage). Il réintégra la vie civile, gradé et médaillé, au début des années 2000. Il conserva de l’armée une discipline qui lui garantissait, malgré son âge persiflaient des envieux, un physique très avantageux, un corps d’athlète en somme.
Son côté décideur et meneur d’hommes lui permit d’intégrer puis de diriger l’unité Ressources humaines d’une importante entreprise publique, à laquelle il se donnait corps et âme.
Dans cette deuxième vie, sa réputation sulfureuse était largement exagérée à son goût. Il secouait les troupes qui génération après génération lui paraissaient plus mollassonnes, plus incultes. À l’armée, l’homophonie de son nom avec un prestigieux maréchal, « le Brave des braves », lui accordait une aura, bien malgré lui, qu’il n’avait jamais retrouvée dans le civil.
Aussi quand il s’amusait à s’écrier dans les couloirs, « Direction le trou du cul de mon cheval, chargez ! », personne ne comprenait l’allusion historique de Michel Nay. De plus en plus, il arrivait qu’on le regardât d’un air dégoûté. Des plaintes remontèrent jusqu’à son supérieur qui lui préconisa soit de donner un cours d’histoire pour contextualiser cet ordre qui devait galvaniser « ses troupes », soit de cesser de le brailler sans prévenir.
Cet échange eut lieu le jour où il devait recevoir une nouvelle postulante. Il se présenta très remonté, agacé, à une jeune femme qui ne s’attendait visiblement pas à un DRH à la limite de la retraite en tenue de combat. Elle tressaillit légèrement, de peur analysa aussitôt Michel, puis se ressaisit, ce qui le surprit, la gamine a du cran.
Il lui fit signe de prendre place de l’autre côté de la table. Elle choisit la chaise face à lui, ou alors une provocatrice, peut-être ingérable, ambitieuse très certainement, postuler à son âge à ce poste c’est oser. Sans la regarder il lui demanda son C.V. La donzelle lui fit remarquer qu’elle le lui avait envoyé comme convenu dix jours auparavant… Il répéta son ordre en la fixant droit dans les yeux, elle soutint le regard puis attrapa sa serviette-cartable de laquelle elle sortit ledit papier. Il le parcourut rapidement, la gamine a un beau parcours, il la regarda de nouveau, intelligente de toute évidence, avant de poser le C.V. sur la table.
L’échange commença à proprement parler. Michel se présenta, à l’écoute de son nom, la candidate s’exclama — Oh comme le maréchal d’Empire ? Un bon point, — Presque, contrairement à lui, mon nom s’écrit avec un A. Et vous allez rire, le hasard de la vie a fait que je suis né à Sarrlouis. Dès lors mes parents ne pouvaient que me prénommer Michel.
La jeune femme sourit posément, je m’emballe, reviens dans ton rôle, pas de familiarité. Il s’éclaircit la voix et reprit le fil de sa présentation puis exposa le poste dans les détails, ce qu’on attendait du ou de la future manager, l’orientation tournée vers le futur que l’administration voulait impulser, enfin il voulut connaître ses points forts pour occuper ce poste, ses points faibles… Les questions habituelles auxquelles elle répondit avec clarté, motivation, voire passion par moments. Il l’écoutait avec distraction, préférant s’attarder sur son langage corporel, elle se tenait droite, dégageait une volonté indéniable, ne lâchait pas son interlocuteur, l’impliquait dans son explication par des variations de voix qui démontraient qu’elle savait entraîner des gens dans un projet, les mains agiles sans être bavardes, il se pourrait qu’elle corresponde exactement au poste, malgré son jeune âge, pas encore trente ans !!!, Mais il faut bien que jeunesse se passe, et supporter patiemment que celle des autres se passe de nous comme disait Marcel Pagnol.
À la dernière syllabe, il hocha la tête et sans répit posa sa question fétiche : — Où vous imaginez-vous dans dix ans ?
Contre toute attente, la candidate garda le silence de longues minutes, en proie à une intense réflexion, ses sourcils montaient et descendaient, ses dents mordaient ses lèvres inférieures puis supérieures, la réponse ne semblait pas venir spontanément, mauvais point.
Michel ne put s’empêcher de ressentir une petite déception, il lui semblait avoir trouvé le bon profil, et généralement il ne se trompait pas. Cette gamine possédait au fond d’elle une force qu’elle n’avait pas encore assez explorée et elle n’aurait pas les épaules suffisantes pour supporter les responsabilités liées au poste malgré toute son intelligence et son implication dont il ne doutait pas. Cependant, cette impossibilité de se projeter trahissait un manque de confiance incontournable, peut-être n’est-ce pas le bon moment, il lui faut encore maturer. Il en revint à son premier jugement, trop jeune pour le poste.
Il se leva, elle le laissa faire. Il la regarda. Elle prit alors la parole avec délicatesse, il comprit aussitôt que, sans vouloir le froisser, elle irait droit au but : — Monsieur, il y a encore huit mois, je vous aurais répondu dans quoi je me projetterais sans hésitation, mais la donne a changé récemment dans le monde entier, comme vous le savez. Il m’est absolument impossible de vous dire où nous nous trouverons, ni quand quel état, personnellement mais aussi toutes et tous, ne serait-ce que dans trois mois. Je pourrais vous mentir, bien sûr, mais si je le faisais, je me discréditerais. Nous ne savons pas encore comment nous allons construire le nouveau monde qui demande à naître. D’ici là, nous pouvons juste vivre et bien vivre. Monsieur, votre question est obsolète.
Il réfléchit longuement à son tour, elle a tout d’une meneuse cette femme, et lui signifia qu’il lui ferait un retour dans le courant de la semaine prochaine, sans faute, avant d’ajouter « à très bientôt, Madame ».
Ah Les « Michel », ces dinosaures à bout de souffle !
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