33. Marche suédoise

Ils sont arrivés par le pont de la gare, à l’ouest de la manifestation. Personne n’aurait pu dire comment ils ont réussi à passer les remparts des forces de l’ordre. Soudainement, on les a vus au milieu de la chaussée, une petite centaine, que des anciens de 68, oui le fameux 1968, mais rassurez-vous ils ne sont pas venus pour faire un cours d’histoire sur ce qui a déclenché cette révolte d’une partie de la jeunesse à l’époque, ni sur ce qui a entraîné la révolution sexuelle… Il y a des livres qui l’expliquent très bien et c’est à la portée de tout de monde de pousser la porte d’une bibliothèque ou d’une librairie et l’Histoire a un sens, voire plusieurs et Peace and Love.

Ils exhibaient ces phrases sur des fanions apposés à leurs bâtons de marche.

« Les anciens de 68 », c’est ainsi qu’on les appelait. Ils étaient connus pour surgir au milieu de cortèges, mais jusqu’alors par ici personne ne les avait encore vus.

Et là, ils étaient présents, impressionnants. Ils avançaient d’un pas rapide, entraînés qu’ils étaient à marcher des jours et des jours, parfois en ne buvant que de l’eau, des jus de fruits et du bouillon pour les plus féroces. Ils affichaient un sourire futé dans les vapeurs de gaz lacrymogènes, équipés qu’ils étaient. Ça leur rappelait leur jeunesse dont ils gardaient un excellent souvenir. À chaque génération ses jeunesses, bien sûr, bien sûr.

Ils avaient eu l’âge des manifestantes et des manifestants, n’avaient pas oublié, ne trouvaient rien à redire ni à leurs manifestations, ni à leurs revendications, ni à leurs débordements. La jeunesse ça déborde toujours un peu, beaucoup trop au goût de certains mais bon comme on dit il faut que jeunesse se passe. Plusieurs dans le groupe goûtaient très moyennement ce proverbe qui signifiait que la jeunesse est un mal nécessaire, voire un mauvais moment à passer, ce qui était faux à leurs yeux. Mais, car il y a un mais, ils n’avaient pas le temps d’en discuter présentement. La nasse allait bientôt se refermer sur elles toutes et eux tous. Il allait falloir en exfiltrer un maximum.  Et il n’était pas nécessaire de vociférer, surtout dans leurs oreilles, car oui ils avaient compris que le climat surtout est en état d’urgence.

Mais, car il y un mais, ils ne disposaient pas de tout l’après-midi pour en discuter. Ça allait barder très bientôt.

Pour l’instant, et cela leur permettait de gagner du temps, on se demande du côté des forces de l’ordre ce que fait au beau milieu d’une manifestation qui va dégénérer dans peu de temps cette petite centaine de cheveux blancs, dont certains avec des déambulateurs à roulettes et, pour la plupart, des bâtons ? Comment se fait-il que personne ne les ait repérés avant ?

Un drone survole cette étrange assemblée, les visages sont aussitôt camouflés.

Inutile de s’époumoner après une machine pour clamer que vous, les jeunes, n’avez pas la haine, juste le feu. Ils ne vous entendent pas. Oui, oui, la lutte des classes n’est pas terminée. Les « anciens » en sont intimement persuadés. Mais, parce qu’il y a un mais, il ne restait plus beaucoup de temps pour sortir d’ici. Si « les anciens » pouvaient aider, ils n’allaient pas se gêner.
Mais, car il y a un mais, ça tergiverse dans les rangs. Ça demande des comptes aux anciens. Des jeunes y ont cru aux « ya un âge où tu profites, ya un âge où tu travailles, ya un âge où t’es sérieux » et ceux-là rajoutent maintenant « ya un âge où tu dis  » t’es sérieux ?  » ». Les anciens veulent surenchérir mais on leur demande bien poliment de prendre la mesure de ce qui sépare leurs générations. Oui, « les anciens » savent que les choses ont changé. Oui, ils ont conscience que leurs adolescences n’ont rien à voir avec les leurs. Oui, ils ont parfaitement compris que cette jeunesse souhaite transformer la donne pour les générations futures qui n’ont rien demandé, et oui ils les encouragent à faire travailler leurs cerveaux. Ça dialoguait à toute vitesse, ça fusait de tous les côtés, chaque minute comptait. Vous pensez que nous ne pouvons pas nous entraider ? Vous pensez que nous ne sommes pas interdépendants ? Oui nous sommes d’accord avec vous quand vous vous demandez d’où venons-nous ? Et où allons-nous ? Oui c’est important les mots qui sortent de notre bouche. Oui, il faut réfléchir. Oui nous savons que vous n’avez pas besoin de nous, vu ce que nous vous avons légué. Oui, nous n’abandonnons pas forcément notre idéalisme en vieillissant, c’est un peu (beaucoup !) un a priori. Oui, oui, nous n’avons plus envie de faire la révolution à tout bout de champ. Nous pensons que parler, c’est aussi agir. Bah oui, nous en sommes toujours là. Quant au passé, en faire table rase ? Alors là, sûrement pas. Nous n’avons pas tous et toutes plongés dans le confort à outrance, il reste quelques brebis galeuses qui ont résisté aux chants des sirènes. Mais, car il y a un mais, il va falloir penser à accélérer le mouvement avant que la nasse se referme sur cette jeunesse. Eux, « les anciens de 68 », ils arriveront toujours à s’en sortir, l’avantage de l’âge.

Il ne restait plus beaucoup de temps pour négocier, expliquer, se réconcilier… Ils vont charger dans pas longtemps. Alors, on s’exfiltre en file indienne toutes et tous attachées-attachés les unes aux autres ? Oui, c’est osé mais, car il y a un mais, on peut la jouer toutes et tous solidaires.

https://www.youtube.com/watch?v=0OSHbfQxeyU Stacey Kent – Marcos Valle – Summer Samba

8 commentaires sur « 33. Marche suédoise »

  1. Le fossé des générations d’accord mais sans déambulateur à roulettes de préférence … après tout il ne reste plus que la légèreté d’un côté pour le franchir en souriant, et s’il y a un mais, il y en a toujours un, ôter son sonotone pour ne pas l’écouter !

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