40. Le poète et la poétesse ont leur part de responsabilité…

Antoine avait conquis la réputation d’un homme droit dans ses bottes, conservateur sur le tard, que d’aucuns prétendaient réactionnaire, « mais la roue tourne, affirmait-il, et les temps changent, faut s’adapter ». Son mentor Jerry Rubin, cofondateur du mouvement Yippies, n’avait-il pas lui-même évolué dans les limbes reaganiennes ? De yippie à yuppie, il n’y eut qu’un pas qu’Antoine dans la force de l’âge franchit allègrement. Sa verve héritée de sa jeunesse militante et antimilitariste enrôlait de jeunes et nouvelles recrues dans son parti politique, envoûtées par un projet de société qui rappelait à s’y méprendre l’ancien monde qu’il avait combattu. « Mais qu’importe, les temps changent, faut s’adapter. » Fraîchement élu, il arpentait les couloirs de l’Assemblée avec assurance, croisant ses anciens « ennemis » avec qui il bavardait à la buvette désormais, « les temps changent, faut s’adapter ». On l’attendait au tournant sur son rapport concernant les économies substantielles à réaliser sur le budget santé. Ce sujet lui tenait particulièrement à cœur, le point d’orgue de son ascension. Il s’y était penché ces derniers temps avec énergie, mobilisant toutes ses équipes. Les voix raisonnables de son parti, pour le bien de la nation, devaient être entendues. Telle était son intention, voire sa mission. On jasait qu’il n’en dormait plus, n’en mangeait plus, mais chaque jour on le voyait de nouveau dans les couloirs de l’Assemblée à convaincre, rallier les indécis, les convertis, les adeptes du chacun pour soi. Il jouait ses plus beaux moments sur ce coup de maître, on ne reste pas au top tout le temps, il en avait parfaitement conscience, lui-même avait utilisé ces stratagèmes pour se hisser, des jeunes prendront la relève, il les a formés dans cet esprit, dans son esprit, il faut savoir jouer équipe… parfois… pour faire gagner ses idées.

A 15 heures, l’orateur redouté qu’il était prendrait la parole ; débattre, argumenter le galvanisait. Il arriva dans l’hémicycle avec ce sourire de la victoire assurée qui cachait adroitement l’intense et furtif coup de fatigue avant d’entrer en scène, signe précurseur qu’il allait puiser dans ses ressources profondes.

Aux premiers mots, personne n’en comprit la mesure, sans doute partait-il tel un outsider d’un point éloigné du sujet pour les percuter de plein fouet, rien d’alarmant, il les avait habitués à pire.

Soudainement, ses yeux se révulsent, sa voix s’éraille, son corps secoué de spasmes le fait dangereusement tanguer, il paraît s’élever dans l’air puis il jette ses notes et éclate d’un rire caverneux qui en effraie plus d’un et plus d’une. — Il va pas bien ? — Il est en train de faire un malaise ?!

On tente de s’approcher de lui, il bat en retraite, mouline des bras et brusquement s’exclame : « Il faut revenir à une dimension éthique, regarder avec vérité notre société dans tous ses aspects : social, économique, historique. Et que voyons-nous ? Hein que voyons-nous ? Taisez-vous ! Ne dites rien ! Car vous ne savez rien. Il vous faudrait être en mutation et vous êtes figés comme des statues, vous vous épuisez et vous nous épuisez. Taisez-vous ! Les seuls à savoir quoi faire, quoi dire ce sont les poètes et les poétesses. Oui, je le dis haut et fort, je le gueule LAISSEZ PARLER LA POÉSIE. Nous sommes en crise car coupés de notre dimension, nous ne voulons pas voir la réalité complexe du monde. »

— Mais que lui arrive-t-il ? —Il souffre d’un big bang mental ! C’est affreux ! —Mais vous voyez bien qu’il n’est pas dans son état normal. — Oui enfin jeune il tenait ce genre de propos. — C’était ya longtemps. Il fait un malaise là. — Appelez les pompiers.

Antoine poursuit sur sa lancée, en courant dans les travées, bousculant, piétinant sans ménagement les usages, et le doigt levé vers le ciel il prophétise : « Souvenez-vous des mots de René Char “ Développez votre étrangeté légitime ” ».

Sa voix varie de l’aigu au grave, une myriade d’invisible l’habite.

Il est possédé ! — Par qui ? — Par quoi ? — Il n’en fait pas un peu trop ? — Vous voyez bien qu’il n’est pas dans son état normal.

Antoine grimpe jusqu’en haut de l’hémicycle et tempête : « Affranchissons-nous de nos façons convenues de penser la vie. Laissons les poètes et les poétesses nous rendre meilleurs. »

— Il divague ! — Il va pas bien ! — Il va trop loin !

Des élus tentent de l’encercler, de l’attraper. Antoine esquive, s’enfuit, puis revient sur ses pas, fait face, on ne le reconnaît pas, il sue à grosses gouttes, de toute évidence il a perdu contact avec le monde environnant et lui probablement. Il rit : « Voyez vos têtes ! N’en déplaise à beaucoup, la poésie n’est point morte. D’elle viendra le salut. Les âmes s’étiolent, s’étouffent de ne pas être nourries convenablement, c’est cela qui coûte cher ! Il faut nous engager dans notre temps, nous confronter au réel, nous interroger et bousculer l’ordre du monde. »

— Mais il s’éloigne de sa doxa ultralibérale… — Totalement… — Il divague… —Il est possédé je vous dis !

On essaie de le calmer, de le ramener à la raison — Mais que vous arrive-t-il cher ami ? —Souffrez-vous ?  Antoine botte en touche, s’affaisse sur lui-même, essoufflé. Confiants, les quelques vaillants se rapprochent de lui. Antoine se redresse inopinément et, sans les lâcher d’un regard espiègle et énigmatique, clame : « Savez-vous seulement que le traitement livresque combat angoisse, stress, boulimie, insomnie, problème de couple, que sais-je encore ?! Œuvrons pour la bibliothérapie ! Le poète et la poétesse ont leur part de responsabilité dans le développement de la société ! Sony Labou Tansi vous le dit “ Chaque génération vient au monde avec sa propre part du monde, nous avons le devoir d’ajouter du monde au monde… ” et avec lui, je vous le dis :

Je ne chante

ni
Lénine, ni Marx

ni Mao

Je ne chante ni la peur ni la mort

Ni la joie

Ni l’amour ni la haine

Ni la honte ni la chair ni le sang

SIMPLEMENT
Je boude

Cette terre tragique

Cette terre douloureuse

Simplement oui simplement

Je boude cette terre totale

Cette terre formelle

Où je semble

une vilaine formalité

Simplement
Je dénigre la vie en dépassant

Ce monde tordu

Où je semble une vilaine

FORMALITÉ simplement 

L’hémicycle muet, attentif, au dernier mot, se lève et applaudit Antoine qui s’évanouit d’un coup sec, emporté sans connaissance par les pompiers.

https://www.youtube.com/watch?v=CDlB3VJz35E Poète, vos papiers, Léo Ferré

22 commentaires sur « 40. Le poète et la poétesse ont leur part de responsabilité… »

  1. Comment ça… Il tombe une neige lourde et sans grâce, vraiment, de la neige mouillée, et dans ce non-sens je lis le nom de Jerry Rubin.

    Mon Dieu, « Do it », collection Points ?
    Effectivement, devenu reaganien et yuppy, et dont le frère… l’histoire de son jeune frangin, qu’il voulait embarquer pour un long voyage.
    Salmone , je pense m’allonger sur une natte et regarder un fleuve multicolore couler à l’envers du ciel, De l’opium, vous reste-il un peu d’opium. Il fait froid et il tombe de la neige mouillée.

    Aimé par 1 personne

  2. Bon jour,
    L’acte ultime devant un parterre de monolithiques qui applaudissent la performance et non le fond … sans doute…
    En tout cas le texte de Ferré : « Poètes, vos papiers » est du domaine du génie et distance de très loin tous les autres poètes du XIX et XX et suivants …
    Max-Louis

    Aimé par 2 personnes

  3. « Affranchissons-nous de nos façons convenues de penser la vie. Laissons les poètes et les poétesses nous rendre meilleurs. »
    Et les danseuses, danseurs poétesses et toutes et tous ces artistes qui explorent le cosmos bille en tête !

    Merci pour Léo

    Aimé par 1 personne

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