42. Jubilé

Vous me connaissez toutes et tous et je vous connais aussi, très bien pour certaines et certains. Pour beaucoup, j’ai vu vos changements de vie, vos réorientations, grandir vos enfants… Comme vous m’avez vue vieillir.

(Albertine s’éclaircit la voix à plusieurs reprises, l’émotion très certainement…)

Aujourd’hui, je fête avec vous la conclusion d’un long parcours, c’est le moins que l’on puisse dire, et je vous en prie, riez ! car moi-même j’en ai encore ri ce matin.

(Rires de l’assemblée regroupée dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne.)

Sous les cinq grands médaillons de Galland (elle les désigne) le Droit, la Médecine, les Sciences, les Lettres et la Théologie, j’ai l’honneur de vous recevoir et de recevoir ce diplôme que j’ai tant rêvé de tenir entre mes mains.

(Tout le monde retient son souffle.)

Je me donne l’impression d’une sportive de haut niveau qui fait son dernier tour de piste. À mon époque, et dans mon milieu, obtenir son baccalauréat à 15 ans relevait… presque d’un exploit, alors que je l’avais surtout énormément travaillé. Je fus la fierté de la région. Je me rêvais grande universitaire ès lettres. Lucien, mon mari, ici présent pourra en témoigner (il lui sourit tendrement), mes enfants aussi (deux adultes, une femme et un homme, la regardent fièrement). À l’aube des années 1970, comme disait mon père, les enfants d’ouvrier allaient travailler, les études c’était réservé aux riches. « Elle a de l’ambition l’Albertine », qu’on disait par chez moi, « mais ce serait mieux de la marier, au plus vite ».

Comme disait mon père aux professeurs qui plaidaient pour ma cause : « si vraiment ça lui tient à cœur, ma fille fera des études, elle saura se débrouiller, mais nous on peut pas l’aider, on n’a pas les moyens ».

J’ai rencontré Lucien en vacances à la mer l’année suivante. Nous nous sommes plu immédiatement. Lucien rêvait de monter son propre garage, je rêvais de poursuivre mes études. Nous nous sommes épaulés. Nous avons conclu un mariage d’intérêt (Albertine rit suivie par Lucien) sans que cet arrangement nous empêche de nous aimer et d’enfanter deux êtres adorables qui vivent à l’autre bout du monde désormais.

Aucun de nous n’aurait voulu abandonner son rêve. À force de travail, Lucien a monté son garage et j’ai consciencieusement mis de l’argent de côté pour me réinscrire à l’université.

J’ai dû jongler avec nos vies, interrompre parfois mes études, « négocier » avec des interlocuteurs compréhensifs qui au vu de mes notes m’accordaient des dérogations pour reprendre dans trois ou quatre ans, au mieux, le cursus suivant.

Et aujourd’hui, cinquante ans après mon premier jour à l’université, je reçois ce diplôme tant convoité et je suis heureuse, oh oui je suis heureuse !

Je remercie en premier lieu Lucien, mon mari, et mes deux enfants qui m’ont soutenue toutes ces années, mon premier directeur de thèse décédé il y a une dizaine d’années, ma directrice de thèse actuelle qui a su reprendre le flambeau avec brio, les étudiantes et les étudiants avec qui nous avons partagé tant de cours et de discussions, j’ai suivi vos évolutions vestimentaires, musicales, philosophiques, que sais-je encore?! je ne comprenais pas toujours mais je m’accrochais, (Albertine rit, entraînant l’assemblée dans un fou rire contagieux… Le calme revient progressivement), nos professeurs qui nous ont transmis la passion de leurs matières, merci à vous d’être venus du monde entier pour fêter ce jour si particulier, merci de m’avoir permis de ne jamais renoncer à mon rêve, merci malgré ce léger retard (rires généreux) de m’accorder ce diplôme qui m’a demandé beaucoup de travail, merci d’avoir respecté mon rythme d’avancement, merci pour ces années d’études sans redoublements (rires dans l’assemblée), après avoir été la plus jeune bachelière au début des années 1970, je suis désormais la plus âgée diplômée au début des années 2020, et c’est tant mieux.

Pour répondre enfin à celles et à ceux qui m’ont demandé ce que je vais entreprendre une fois mon diplôme en poche, tout d’abord prendre ma retraite… bien méritée… et commencer un cursus en sciences politiques. Je vais pouvoir entièrement m’y consacrer.

Je vous souhaite et nous souhaite une excellente vie.

https://www.youtube.com/watch?v=QFL-Y9I0UZ8 Y’a d’la rumba dans l’air – Katerine

27 commentaires sur « 42. Jubilé »

  1. C’est parfait… impeccable. Ses mots sont lumineux. Toute une vie…
    Louise, vous êtes une femme bien, pour savoir dire ces choses, cet amphi, c’est toute sa vie, dans un discours, rassemblé, un petit paquet essentiel.

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  2. Quand l’an fit théâtre sans ratés dans l’armoire dans le cours du boulevard, on applaudit
    Triple banc pour les amoureux, les enfants. Les mots lierres accrochent en corps après que le rideau soit baissé…
    Sincèrement Louise

    N-L

    Aimé par 4 personnes

  3. Wow, je suis très émue, c’est brillant !
    On a envie d’être dans cette pièce et de sentir le frisson du discours, la pluie d’émotions, la lumière dans son regard et la finesse de l’esprit…
    Je suis transportée par la vitalité, le recul sur la vie, l’humour et l’intelligence de cette femme !
    Merci Louise
    P.S: ma tante à 70 ans vient de terminer son doctorat en théologie, ça me fait beaucoup penser à elle…

    Aimé par 2 personnes

  4. Bravo pour ce texte ! Bravo à Albertine, à ses efforts récompensés et au soutien de son mari et ses enfants. Mais du coup, j’aurais aimé connaître le sujet de sa thèse en « co-tutelle ».

    Aimé par 2 personnes

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