44. Résurrection

Quelle effervescence au village ! On place des chaises autour d’un kiosque à musique improvisé où jouera l’orchestre de bénévoles des sapeurs-pompiers. On a fait venir un piano, droit, l’instrument préféré de l’enfant prodigue qui revient au pays après toutes ces années durant lesquelles elle a sillonné le monde. Ici, tout le monde, plus ou moins de bonne grâce, a suivi ses aventures, à la radio ou la télévision. On croyait ne plus jamais la revoir. On finit d’installer la banderole « Bienvenue à Mariam ». On l’attend avec impatience.

Il reste de sa belle et jeune époque une affiche déchirée et défraîchie 4 x 3 que personne ne décollerait car elle attire les touristes qui viennent s’y faire photographier devant.

Mariam, alias Joséphine, avait commencé modeste « mannequin » (si l’on peut dire, ajoutaient les mauvaises langues) en présentant et portant les fonds de grenier et d’armoire vendus sur les marchés avec son petit ami devenu son mari et amiral entrepreneurial d’une chaîne connue sous le nom de « seconde main » qui vend des fripes des années 50 – 60 et 70 coûtant horriblement cher pour une qualité plus que douteuse, ça swingue sur la tendance boho chic, avec un rayon grunge pour les aficionados des années 90. Leur non-concept avait fait fureur. La « mannequin » officielle d’un passe-temps de petits glandeurs qui voulaient surtout se la couler douce avait basculé dans l’international et tronqua au passage son Joséphine de baptême en Mariam, prénom qui lui allait beaucoup moins bien d’après les mauvaises langues.

Décennie après décennie, leur succès ne se démentait pas, indétournable, indétrônable, la mode revenant inlassablement sur le passé. Leurs cavernes d’Ali Baba recelaient des trésors dont on s’était débarrassés très vite pour être à la page vestimentaire avant de réaliser qu’on avait jeté un essentiel du futur. De l’étalage de leurs débuts à la petite boutique près de chez le boulanger, ils s’étaient étendus au pâté de maison avant de développer une multinationale avec les mêmes cofondateurs (elle et lui, toujours collés ensemble, rajoutaient les mauvaises langues) en résistant au chant des sirènes ultralibérales qui les auraient bien avalés pour se faire une plus grande manne encore.

Mariam vieillissait comme son public de prime jeunesse et les jeunes gens préféraient du sang neuf pour s’identifier et acheter. On la voyait encore, de temps à autre, pour des inaugurations de magasins, des soirées caritatives. De son heure de gloire, il en restait le bronzage, trop prononcé, les rides, trop de soleil nuit à la peau, le corps, trop maigre, le sourire, trop crispé, les yeux, trop cachés derrière des lunettes de soleil, les cheveux, trop blonds pour son âge. Les mauvaises langues s’acharnaient à répandre que plus personne à 60 ans bien passés ne porte une telle candeur.

Mariam avait conservé sa taille de guêpe, fréquentait les salles de sport vu ses bras musclés, les mauvaises langues ne l’aimaient toujours pas, les autres l’adoraient. On avait du mal à garder raison et de savoir qu’on allait la revoir plus de quarante années plus tard, les esprits s’échauffaient.

Ça jasait fort quand on annonce enfin son arrivée. L’orchestre n’était pas prêt, les officiels avaient pris du retard on ne sait où.

Une voiture se gare devant le siège de leur multinationale, ils n’avaient jamais fait le changement, et elle, son agent et son mari s’en extraient.

Dans la foule, on lui fait des petits signes, on l’appelle par son prénom Joséphine avant de se reprendre Mariam, mais on n’est pas habitué à l’interpeller par un autre prénom que le sien, elle salue des personnes sans les reconnaître. Ils ont tellement changé.

Elle fait le tour de la place et brusquement, pouf, s’effondre au beau milieu de la chaussée.

On s’exclame, qu’est-ce qui se passe ?, on ne voit pas très bien, on se bouscule, laissez-la respirer, son mari panique, son agent tient les personnes à distance, le médecin est en visite à domicile. On décide de la transporter rapidement, enfin, aux urgences dans la ville la plus proche, à une trentaine de kilomètres.

Le village reste suspendu aux informations toute la journée alors que des journalistes commencent à affluer, des caméras de télévision à prendre position, un vrai bordel. Au café tout le monde s’est entassé devant l’écran, on y voit son mari au visage ravagé, devant l’entrée de l’hôpital, annoncer la mort de sa femme : consternation.

— Faire le tour du monde pour calancher à deux pas de son école primaire il y a de quoi se marrer, ne purent s’empêcher de faire remarquer les mauvaises langues.

On les fait taire, — un peu de décence !!!! Mariam vient de mourir, Joséphine, oui appelez-la comme vous voulez mais toujours est-il que nous sommes les derniers à l’avoir vue vivante et gaie.

On lui trouve alors allure et élégance, on tresse les éloges, on se dit que c’est moche de trépasser en pleine rue à même pas 65 ans, on trouve rien à redire, les mauvaises langues s’éteignent, on commence à se faire interviewer. Tout le monde a un mot à dire sur Mariam, surtout ne pas dire Joséphine, personne ne la connaît sous ce prénom. On réécrit l’histoire, on est fier de leur succès, on oublie vacheries, jalousies, crocs-en-jambe, on se compose un rôle, on devient son premier petit ami, sa meilleure amie, sa confidente, sa sœur de cœur, son âme sœur, celle ou celui qui l’a incitée à se lancer dans la grande carrière que nous lui connaissons. On se laisse filmer, les enfants font des grimaces derrière mais on s’aperçoit de rien. On a la larme à l’œil car on vient de se souvenir qu’elle est morte, là, sous nos yeux.

La nuit tombe emportant journalistes, équipes de télévision et laisse le village avec une gueule de bois mortuaire. Elle aurait pu choisir un autre moment, un autre lieu surtout, on se réjouissait de la revoir, de passer un moment avec elle, de raviver les bons souvenirs et elle a volé la vedette une dernière fois, oh c’est moche, moche, moche !

Ils allaient tous rentrer chez eux quand ils apprennent par la télévision que Mariam s’est réveillée de sa chute inexpliquée et se porte comme un charme. Ça repart de plus belle, qu’est-ce que c’est que ces carabistouilles ? On suppute un fait exprès pour faire parler d’elle, à son âge plus personne ne s’intéresse à elle, sauf des touristes nostalgiques, les mauvaises langues se repaissent de la vie revenue pour se gargariser de mots inconvenants, rien qu’une bêcheuse Joséphine, son mannequinat lui a monté à la tête, elle se croit meilleure que nous, bla bla bla. On est pour, on est contre, on s’engueule ferme quand un nouvel flash info confirme la nouvelle du début d’après-midi : Mariam est définitivement décédée. Une bien courte résurrection. Quelqu‘un propose d’attendre le prochain flash… On trouve la plaisanterie de mauvais goût, on éteint le poste et on plie bagages.

— Quand je pense à tous ces efforts qu’on a faits pour bien la recevoir… marmonne une mauvaise langue.

Personne n’a cœur à lui répondre. On éteint la lumière et on se dit à demain.

https://www.youtube.com/watch?v=JTEFKFiXSx4 John Cage 4’33″ »

20 commentaires sur « 44. Résurrection »

  1. Je ne sais pas comment vous le dire, ne pas vous gêner avec des mots, avec un sentiment qui vous ennuierait. C’est un texte comme… et voilà, je bafouille, je m’emmêle, c’est à cause d’un adjectif, je n’ai pas l’habitude de mettre des adjectifs, je veux trop en faire, et au final je ne fais que m’embrouiller. Déjà, vous vous éloignez, je voulais attirer votre attention. Une femme vous a saisie par la manche et vous embrasse la main.

    Vous êtes une véritable écrivaine, ces gens vous adorent, vous leur accordez quelques secondes, puis vous remontez dans votre voiture. J’ai encore mon carnet à la main. Pour vous demander un petit mot. Juste de dire bonjour à ma fille, elle voudrait…

    Il est presque midi, c’est incroyable cette chaleur. Ils auraient pu faire de l’ombre pour le public.

    C’est vraiment chouette, votre histoire, c’est vraiment très… Je pense que je parle tout seul.

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  2. Étrange histoire villageoise , à laquelle vient donner une dimension Uni-Vers-Elle la pièce de John Cage, sans pour autant en faire une oraison funèbre rurale…. La Dame s’en étant allée, comme la Flamme d’un Feu, dirait-on,

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  3. Je pense souvent à ce que je peux apprendre du passé. Quels souvenirs me rendent heureux? »Parce que j’ai lu:« Les gens qui ont des souvenirs heureux sont globalement plus heureux. »Je me demande donc comment vous pouvez vous souvenir de moments heureux. Ou comment créer des moments spécifiques dont vous vous souviendrez avec tendresse.
    bonne journée …ROSIE

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  4. j’adore !! … moi j’y vois une histoire qui montre la mesquinerie et la jalousie des gens de ce village, au lieu de se réjouir du succès de leur compatriote, ils en sont jaloux … une mentalité bien pourrie 😦

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  5. Louise cette histoire m’a bien fait rire 🙂 ah, ah, ah, bien fait pour eux ! Elle s’est extirpé du pâté rural et voilà qu’ils sont éclaboussés de leur propre mesquinerie ! Magnifique 😉
    O*

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