58. Déni féroce

Il a fallu se résoudre à appeler la police.

Pourtant tout avait à peu près bien commencé.

À 12 h 30, Conception s’était garée, comme à son habitude, devant la boutique de lingerie de la rue principale où elle est sûre de trouver culotte à ses fesses. Elle aime flâner dans cette caverne ruisselant de richesses en dentelles, microfibres, guipure, coton et autres matières issues de l’agriculture biologique.

Elle voulait absolument s’offrir une petite folie, pour rire, pour s’amuser, une guêpière en dentelle finement ajourée qu’elle avait repérée en vitrine trois jours auparavant.

Mais, comme à chaque fois, elle entra avec une idée bien précise et, de rayon en rayon, trouva d’autres petites folies comme ces soutien-gorge, ces brassières, ces pyjamas satinés dont elle raffole, et celui-ci « à la Gabin » pour changer un peu, ce maillot de bain… Elle fit une razzia, il faut dire qu’elle n’était pas venue depuis un petit moment, peut-être une dizaine de jours, oh elle ne sait plus. Elle hésitait entre plusieurs produits, il faudra faire le tri, aussi voulut-elle tout essayer.

Elle chercha du regard quelqu’un pour l’aider à transporter vers l’arrière-boutique ses éventuels prochains achats et avisa une jeune vendeuse qui lui semblait bayer aux corneilles. D’un « ouh ouh » inélégant, elle l’apostropha.

Dans le coin, on connaissait très bien sa silhouette de belle et jeune sexagénaire, très apprêtée, très maquillée, au caractère prononcé avec une nette tendance aux caprices.

D’ordinaire, la gérante s’occupait en personne de Conception, mais retenue en caisse elle fit signe à sa jeune vendeuse d’y aller piano et qu’elle arrivait aussi vite que possible.

La jeune vendeuse s’avança, professionnelle, vers Conception qui lui déposa sans ménagements les sous-vêtements dans les bras, se dirigea vers les cabines d’essayage, en attrapant au passage quelques cintres sur sa lancée, trois ensembles de lingerie fine dans les tons pastel des plus coquets, juste pour le plaisir, qu’elle balança par-dessus son épaule sans se soucier du désagrément qu’elle pouvait provoquer.

Elle passa devant une cliente pour s’engouffrer dans la seule cabine qui restait de libre. La jeune vendeuse présenta ses excuses avant qu’un scandale n’éclate.

D’autres clientes s’attroupèrent devant le rideau qui se rabattit sèchement.

La gérante toujours en caisse jetait régulièrement un œil vers l’arrière-boutique où se déroulait un bruyant manège.

Dix minutes s’écoulèrent.

Le ton commença à monter près des cabines d’essayage. La jeune vendeuse appela muettement à l’aide sa responsable qui lui fit signe qu’elle arrivait.

Huit autres minutes passèrent.

L’ambiance s’envenimait. Les clientes perdaient patience.

La jeune vendeuse fit signe de venir de toute urgence. La gérante indiqua à la file de clientes qu’une autre personne de l’équipe allait enregistrer leurs achats.

Elle s’approcha à son tour de la cabine, libérant la jeune vendeuse en lui indiquant la caisse, puis calma progressivement les autres habituées, leur expliquant qu’il y avait un léger contretemps avec… qui on savait. Malgré les remarques acerbes « c’est toujours la même chose avec celle-là », l’entrée de la cabine d’essayage incriminée fut dégagée et la gérante d’une voix douce demanda s’il y avait, par hasard, un petit problème…

Conception tendit alors un bras qui s’agita dans le vide bien désespérément et d’une voix étouffée exigea de l’aide.

La gérante passa une tête derrière le rideau et vit Conception boudinée dans une guêpière absolument trop petite.

La gérante évalua rapidement la situation, une cocotte-minute prête à exploser, sachant parfaitement à qui elle avait affaire, préféra user un ton diplomate pour suggérer de passer directement à deux tailles au-dessus, pour des raisons principalement de confort.

Conception éclata d’un rire étranglé qui résonna dans toute la boutique. Ce qu’elle entendait relevait de l’absurde. Il ne fallait pas exagérer, la taille juste au-dessus suffira, elle connaissait son corps, n’en déplaise à on ne sait qui.  

La gérante, bonne joueuse, après avoir aidé Conception à s’extraire du carcan de dentelles sans rien déchirer au passage, alla chercher ladite guêpière.

Bien évidemment, la même scène se reproduisit. Conception se mit à hurler dans la cabine, de rage, de désespoir, de frustration et qu’on la sache séduisante et avenante ne changeait rien à l’affaire, qu’on lui répète que vieillir n’est pas une maladie ne la soulageait pas, qu’on l’avertisse de garder raison et les pieds sur terre par la même occasion, qu’elle retrouvera une ligne plus lentement voilà tout, ne l’apaisait nullement. Il lui était hors de question d’essayer une taille encore au-dessus, jusqu’où irons-nous ? railla Conception avant de se murer dans un silence sidéré.

La gérante dut lui rappeler qu’elle avait un magasin à tenir et d’autres clientes à servir puis la laissa en plan dans la cabine.

Il fallut pourtant se résoudre une demi-heure plus tard, face au refus obstiné de Conception de sortir de la cabine et de rendre la guêpière trop petite pour elle, à appeler la police pour en venir à bout.

https://www.youtube.com/watch?v=d-diB65scQU Don’t worry, Be happy – Bobby McFerrin

17 commentaires sur « 58. Déni féroce »

  1. Bien écrit (c’est une banalité, concernant vos textes!) mais j’ai de la peine à suivre ce genre de situation. Je veux croire qu’il s’agit d’une histoire d’avant le virus. Pour ce qui est du minotier (MacFarine!) je ne vous étonnerai pas en disant que je n’en ai jamais entendu parler. Plus grave: consultée, ma femme a juste dit qu’elle connaissait mais devait avoir un sanglier sur le feu car elle est partie sans rien ajouter. On n’en saura pas plus…
    Amicales salutations du Sud¨

    Aimé par 2 personnes

  2. Oui effectivement! Quelle misère bien décrite en partant du fait du »jeunisme » pathétique en passant par la vulgarité minable bourgeoise, le mépris condescendant des nouveaux riches, et les innombrables références aux conditionnements éducatifs, consuméristes, sociaux et j’en passe, qui inculquent la bêtise et l’ignorance(sic).
    Parfait résumé d’un exemple des effets de la servitude volontaire et du système putride dans lequel les sexas ont pris bonne place et bien contribués à son essor…
    Système bien en place,
    Argh!🦄😱🦄👻🦄🥴🦄😬🦄🥶🦄

    Aimé par 1 personne

  3. Merci et avec plaisir, une journée qui commence au Parc…, c’est parfait avec le soleil…
    Oui, il me plaît de dire plutôt que simplement appuyer sur un bouton, je pense que vous comprenez…

    Aimé par 1 personne

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