59. Trou de mémoire

Il n’arrivait pas à dormir, se tournait et se retournait dans son lit sans réussir à se sortir cette photo de l’esprit, ni surtout à mettre un prénom sur ce visage.

Aussi se releva-t-il et retourna-t-il dans son bureau où les photos avaient été dispersées à même le plancher.

En début d’après-midi, en rangeant ledit bureau, Adriel avait enfin mis la main sur la boîte de photos qu’il cherchait depuis des semaines. Peu enclin à la nostalgie, tout du moins s’en défendait-il, il avait récemment décidé de constituer un album-photos à destination de ses petits-enfants, un héritage-reportage spirituel en quelque sorte mettant en scène principalement leur grand-père. Il se disait qu’il leur serait amusant de découvrir, dans une vingtaine d’années, comment on vivait au XXe siècle dans différentes parties de cette bonne vieille planète et avec quelle insouciance, voire inconscience, on pouvait s’amuser à l’époque. Il avait franchement ri en revoyant ces photographies dont chacune lui ranimait une anecdote très nette. Jusqu’à cette dernière : Adriel y pose avec une femme, plus jeune que lui, d’une dizaine d’années environ, tous deux regardent l’objectif en se tenant proche l’un de l’autre, ils sourient, paraissent heureux, lui en short et en débardeur, elle en robe d’été, tous les deux pieds nus. La photo a été prise cinq ans auparavant, comme l’indique la date inscrite au dos, par qui ? Où ?  Il a donc une soixantaine d’années à ce moment-là. Et cette femme ne lui dit rien, absolument rien.

Il a essayé de s’en souvenir, en vain.

Aux premières lueurs de l’aube, elle ne lui raconte toujours rien.

La nuit ne lui porte pas conseil. Effaré, il se dit qu’il commencerait peut-être à perdre la mémoire… à 65 ans !!!!! Bigre ! La nouvelle passe mal. Il s’imagine qu’avec tout ce qu’il a consommé, cela a peut-être touché des zones sensibles de son cerveau et le désagrément occasionné se manifeste seulement aujourd’hui. Il ne s’y résigne pas.

Il allume la lampe et réexamine la photo, s’exhorte à redoubler d’effort pour reconnaître cette inconnue. Il n’y a aucun autre indice qu’une plage, enfin il le suppose car on ne voit que le sable, mais ce pourrait être n’importe où, un décor de studio par exemple. Son humeur en prend un (sale) coup, cette faiblesse le turlupine. L’inconnue l’obsède. Il repose la photo, si seulement il pouvait dormir quelques heures pour recouvrer ses esprits, et peut-être des bribes du passé. Il en pleurerait. Soudain l’information jaillit comme une évidence, l’éclaire, l’inonde de joie : l’inconnue est une collègue, la photo a été prise lors du dernier séminaire, juste avant son départ définitif, il ne se souvient plus par qui, mais aucune importance, c’était effectivement au bord de la mer. Il se sent mieux, respire d’aise. Il a travaillé près de quinze ans avec elle, un comble de l’oublier, leurs bureaux se faisaient face, quelle blague !

Content de lui, de sa mémoire retrouvée, il éteint la lumière, retourne se coucher.

Mais là, il se tourne et se retourne dans son lit car une question demeure : comment s’appelle-t-elle ?

https://www.youtube.com/watch?v=VYk3JuY24cE Jim Tomlinson et Stacey Kent

25 commentaires sur « 59. Trou de mémoire »

  1. Fabuleuse histoire… J’utilise à dessein le terme fabuleux car il s’agit vraiment d’une fable. Bon, une fable qui m’a tenu en haleine pendant toute sa lecture, même à deux reprises, tant je trouvais cela invraisemblable…
    Je comprends qu’on puisse oublier une collègue de travail, même si on a travaillé ensemble pendant 15 ans, quoi que…
    Mais si cette situation pourrait se comprendre, s’agissant d’une période très ancienne (20 ou 30 ans) d’accord. Mais on précise que la photo date de 5 ans…
    Je n’ai aucune connaissance médicale ou psychologique mais si cette histoire m’arrivait, je ferais une entorse à mes convictions de toute la vie et je crois que je consulterais…
    Merci Louise de nous amuser, parfois aussi de nous remettre en questions.

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  2. C’est tout de même un invraisemblable qui peut être, un jour, allez savoir, vraisemblable… 🙂 et la fin de l’histoire ne dit pas comment le personnage va réagir à sa mémoire défaillante… on peut imaginer la suite, c’est ce qui est bien. Merci beaucoup pour votre retour, très bonne nuit.

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  3. La mémoire c’est le trou qui s’approche par moment , histoire de garder contact. Une sorte de formation continue.
    Son côté sélectif est bien sympathique…
    Bonne journée Louise. Il fait un temps à sortir le bleu qui chauffe. Voilà qui me va !
    N-L

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  4. Ah cette mémoire ! On dirait que par moments les synapses se mettent en rtt, quand la durée se prolonge aie aie aie . Merci pour cette histoire et aussi pour cette vidéo , une superbe interprétation du jardin d’hiver.

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