61. Soleil, liberté et volupté

Il fixe l’objectif, de son regard profond qui dérange un peu parce qu’on devine bien qu’il a vu des sales trucs, mais il n’en dira rien et les autres ne lui poseront pas de questions.

Le corps rigide, les tatouages apparents, motifs très à la mode aujourd’hui, bien que les siens n’aient pas la finesse de ceux réalisés par un professionnel, gros bras musclés saillants dans un t-shirt trop serré, jean trop large, JB bafouille, bégaie, ânonne son texte.

Dans un coin du cabanon, Sylvie lève la main. Xavier cesse de filmer.

— Tu peux essayer de te décontracter, JB ?

— Je le suis.

— Tu ne peux pas faire plus ?

— Je suis à fond, là.

— Ça risque de passer bizarre à l’image, intervient Xavier.

— Bah ça fera bizarre, qu’est-ce tu veux que j’te dise moi.

— Pense à respirer au moins, insiste Sylvie.

— J’suis à fond, là.

— Oui tu nous l’as déjà dit.

— Si vous vous sentez pas de le faire, laissez tomber, je vous en voudrai pas.

— Pas question JB, on poursuit.

Sylvie se tourne vers Xavier qui acquiesce d’un signe de tête :

— Les amis, ça sert à ça.

— Tu peux compter sur nous.

JB les toise un long moment. Ces deux-là, des rescapés, ont répondu présent à son appel à l’aide. Les autres lui avaient faussé compagnie, plus ou moins volontairement, malgré ce qu’il avait fait pour eux, malgré la responsabilité qu’il avait endossée…

De leur jeunesse engagée et tumultueuse, nombre d’entre eux avaient disparu des radars, exit ceux qui avaient dû s’exiler, ceux qui s’étaient « rangés », ceux qui étaient décédés, ceux qui avaient sombré dans toutes sortes de distorsion de la vie qu’il n’est pas nécessaire d’énumérer, ceux qui avaient renoncé, etc., etc. Il restait JB sorti de prison quatre mois auparavant. Il refusait d’évoquer les trente dernières années passées dans l’oubli de l’évolution de la société. Pour connaître les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires, il recommandait de se fier aux rapports officiels, des sénateurs par exemple, très parlants, très consternants, et il n’échappait pas à la règle des obstacles à surmonter.

Repartir sur de nouvelles bases à soixante-trois ans, fallait oser, s’accrocher, y croire.

Le monde avait sacrément changé, plus vite, plus fou, JB se le prenait en pleine poire, il en avait entendu parler, bien sûr, faut pas exagérer, mais n’avait pas mesuré l’ampleur des transformations. Par chance pour lui, ces deux amis-là ne l’avaient pas oublié même si pendant toutes ces années ils ne s’étaient pas manifestés. Mais il était préférable de garder ses distances avec un criminel politique. Ainsi en avait-il été décidé, à l’unanimité. Il n’en dira pas plus, eux non plus.

JB habitait dans ce cabanon aménagé par son grand-père sur un terrain, un jardin ouvrier, en bordure de voie ferrée. Il en avait rêvé de cet endroit, plus d’une nuit, il savait ce qu’il allait en faire, avait tout à loisir peaufiné son projet, l’avait expérimenté auprès de ses compagnons de détention, en connaissait les vertus.

Il ne disposait pas du confort dit moderne, mais son passé l’y avait habitué. Il s’était  bricolé un récupérateur avec filtre d’eau de pluie, un aérogénérateur avec un vieux moulin à vent pour disposer de l’électricité et un four solaire à concentration. Les conditions spartiates favorisaient précisément ce qu’il comptait mettre en pratique, une sorte d’enseignement issu du long apprentissage entrepris en isolement et dans une cellule d’une surface inférieure à 11 m2, à partager à deux, voire à trois parfois, et d’une très profonde introspection.

Sa liberté retrouvée, il tenait à mettre à disposition son laboratoire de vie à tous ceux qui cherchent de nouvelles nourritures terrestres alliant cuisine et philosophie.

Il tenait à montrer comment concocter des repas de rêve, avec des mets simples, frais, des recettes à l’économie, pour que chaque jour soit une fête, avec les moyens du bord, des fins de marché parfois, trois euros six cents d’autres fois, faciles à préparer, qui remplissent le ventre, avec le moral du jour, les lots d’emmerdes quotidiens et le mantra de la vie joyeuse : Amuse-toi / Ne fais pas de mal (ni à toi ni aux autres) / N’accepte pas la défaite / Efforce-toi d’être heureux.

Sylvie et Xavier avaient apporté le matériel nécessaire pour filmer sa première semaine de menus, midi et soir, avec un spécial Restes.

Ils sont là depuis ce matin. Ils reprennent encore une fois. Ils vont y arriver.

JB fixe l’objectif, ânonne son texte, trébuche sur des mots. Sylvie lui fait signe d’arrêter, mais il refuse, s’obstine, s’épuise, s’apprête à courber l’échine. Dans un dernier mouvement d’humilité, il se redresse et dévide d’une traite :

— T’as pas de vinaigre balsamique, très tendance, on s’en fout, prends du vinaigre de cidre, t’en as pas, c’est pas grave, prends un citron. T’as pas de mixer, on s’en fout, utilise un mortier de cuisine, t’en as pas, t’en fabriques un. T’as pas de réfrigérateur, aucune importance, t’es pas obligé de manger glacé, laisse refroidir. Mais surtout, et c’est le plus important, arrête de te gaver de produits transformés, c’est de la merde, fais-toi à manger, à déjeuner, à dîner, à souper, tu le dis comme tu veux mais surtout pas à bouffer, arrête de dire que tu vas bouffer, arrête de proposer à bouffer, c’est moche comme mot. Fais-toi rêver, invite tes voisins si y en a trop, et vous pouvez même diviser les frais, ça se fait. Prends plaisir à goûter et partager, la suite s’inventera d’elle-même. Si tu manges seul, chouchoute-toi, cherche l’endroit qui te convient au mieux, beau, surtout beau à tes yeux et délecte-toi. Ce que tu vas ressentir à ce moment-là, c’est ce qui fera changer les choses. Mange bien pour manifester ta joie de vivre. Accorde-toi le meilleur, et offre le meilleur.

Il jette un œil vers Sylvie et Xavier qui lui confirment d’un pouce levé que la prise est presque parfaite, que ça ira très bien pour cette première fois. On ajustera par la suite et surtout on s’adaptera (ou pas) à son style. Mais une chose est certaine, il ne laisse pas indifférent.

Sylvie d’un mouvement de menton jeté vers le ciel l’engage à poursuivre.

JB prend une respiration et esquisse un sourire :

— Pour notre premier repas, c’est gaspacho de courgettes et Spinoza.

https://www.youtube.com/watch?v=OYSQtv66k20 SANTANA – Luz, Amor y Vida

33 commentaires sur « 61. Soleil, liberté et volupté »

  1. Pas tout compris… ni le thème ni l’histoire. Gaspacho ici en Andalousie, on comprend mais Spinoza? Le philosophe?
    Fait pas bon devenir vieux, mais j’aime bien Santana. Normal: écouter de la guitare en Espagne!
    (Merci à mon épouse de m’avoir mis sur la voie du guitariste mexicain. J’avoue n’en avoir jamais entendu parler avant!)

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  2. Oui c’est Spinoza le philosophe, et l’histoire vous la prenez comme vous voulez, c’est ce qui est chouette, :-), quant à Santana, ma foi, oui il est formidable (merci aussi à votre femme), :-), merci pour votre lecture, très bonne journée

    J’aime

  3. Emotion, c’est le dernier sous-marin baptisé
    Les choses de l’intérieur resteront insubmersibles.
    Si tu vas aux bains-douches d’une plage de microsillon, n’aies pas peur du gros entonnoir qui sort du disque, c’est l’ascenseur de ton étage…
    Merci Louise, je t’embrasse

    Alain

    Aimé par 2 personnes

  4. Soleil, liberté, volupté ( ou sensualité)… des mots qui me parlent; des mots que j’aime….Des moments de vie entre amis… Et le tour est joué. On en oublie les maux.
    Autrement dit, comment aller bien dans un monde qui va mal …. Merci Louise, bonne semaine à vous. A bientôt, au plaisir de vous lire

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  5. Triste d’avoir à dresser un constat du monde en incarcération, tout comme d’avoir à décider d’apprendre à se nourrir hors du système industriel et consumériste… Tout ce contre quoi les »Brigadistes » de notre génération tentaient de lutter en mode pot de tête contre pot de fer avec les menaces de mort par les tenants du système, menaces plus que jamais actualisées par une démocratie totalement perverse et mortifère, assassine et meurtrière… Bref un système d’une violence encore jamais égalée, sinon par l’église romaine au nom du bien de l’humanité(Croisades et Inquisitions). Une morale et religion, chrétienne sur lesquelles sont cela dit fondées ces soit-disant démocraties occidentales…

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  6. Un conte de liberté, d’acceptation et vie « qui doit continuer » avec un acteur qui ne renonce pas et revient à l’essentiel dans un monde occidental apeuré dans sa recherche de sécurité et de conformité.
    Mais il y a un prix à payer qu’il faut savoir accepter…

    Aimé par 1 personne

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