Sa vie reposait sur un formidable malentendu. Lui-même le confessait sans chercher à dissiper les nombreux quiproquos. Les évènements s’enchaînaient avec plus ou moins de bonheur, et cahin-caha il parvenait à ses 67 ans.
Comment se retrouva-t-il sur le chemin de Compostelle ? Il n’aurait pu déterminer à quel moment il acquiesça à cette idée, ni même qui l’avait évoquée ! Toujours est-il qu’il lui était devenu impossible de se défiler, parole donnée parole tenue. Cet aphorisme lui servait de fourre-tout et lui rendait une apparence de grand seigneur.
Cette fois-ci il n’empruntait pas n’importe quel chemin, sa spiritualité très vacillante pour ne pas dire inexistante ne lui serait d’aucun secours. Il restait la performance physique qu’il allait accomplir malgré des problèmes de hanche que des jours de marche accentueront. Mais parole donnée, parole tenue.
Il arriva à son point de départ, Irún, par voie terrestre. Il aurait dû retrouver le groupe d’amies et d’amis à Puente la Reina pour suivre ensemble le Camino Francés, mais au dernier moment, sur une impulsion qu’il n’aurait pu expliquer, il décida de prendre le Camino del Norte. On lui en avait dit le plus grand bien, le chemin côtier se montrait plus sauvage, plus sportif aussi, jalonné d’une architecture pré-romane à laquelle il était plus sensible et bénéficiant d’un climat plus adapté à ses articulations et artères. À un bon pas, il pouvait parcourir les 836,5 km pour gagner Saint-Jacques-de-Compostelle en 37 jours de marche : théoriquement.
Il se compliquait à dessein la tâche sans témoin pour admirer son exploit. Il préférait qu’on ne le voie pas souffrir et le laisse raconter à sa guise « son » chemin côtier.
Il prévint son groupe d’amis et d’amies qu’il arriverait avec quelques jours de retard, une huitaine tout au plus.
D’un pas ferme, il entama la première étape. Malgré sa préparation physique, il réalisa très rapidement qu’il allait sentir chaque kilomètre.
Cependant il ne pouvait plus se dédire, rebrousser chemin, il perdrait la face, et cela il ne pouvait s’y résoudre.
Les étapes se succédèrent dans une souffrance accrue, et lorsqu’il lui arrivait de croiser un pèlerin ou une pèlerine, il leur disait de bien mauvaise foi : « je ne suis pas un pèlerin », et poursuivait sa route sans échanger d’autres mots.
S’engager sur ce chemin représentait un pèlerinage, tout simplement un long voyage. Le reste n’est qu’affaire de croyances dont le chemin n’a que faire.
Selon les étapes, il dormait à la belle étoile, dans un gîte ou une chambre d’hôtes. Il fallait s’adapter. Il arrivait bien souvent le dernier et devait se contenter du couchage qui restait, d’un repas la plupart du temps frugal, d’un sommeil agité avant de partir dès l’aube, à la fraîche, pour s’accorder une longue sieste aux heures les plus chaudes à l’ombre d’une église ou d’un arbre, la mer apportant parfois un souffle d’embruns.
À chaque étape, il y avait toujours quelqu’un ou quelqu’une pour l’encourager d’un mot, d’une phrase, d’un sourire auxquels il ne répondait pas, absorbé par ses douleurs. À chaque halte on l’accueillait chaleureusement, y compris « sa » laïcité dont il levait l’étendard. On le laissait aller : le chemin faisait son ouvrage.
Chaque jour solitaire le plongeait dans une introspection dont il se serait bien gardé si seulement il avait eu le choix.
À la neuvième étape, Lezama, ce tête-à-tête avec lui-même l’avait bien malgré lui forcé à faire un examen de conscience épuisant duquel il ressortait que le chemin accompli à l’extérieur le creusait tout autant à l’intérieur.
Il marcha, marcha, marcha, le but est la marche, son esprit sembla se disloquer, son corps s’abstraire des endolorissements, il marcha, marcha, marcha.
À la dix-neuvième étape, Comillas, il arriva si anéanti, les pieds ensanglantés, la respiration coupée, en sueur, en puanteur, affamé, assoiffé, que l’on refusa de le laisser repartir.
Il accepta avec humilité. Une fois les plaies pansées, il aida à son tour : il accueillit les pèlerins et les pèlerines de tous horizons, les laissant à leur silence ou leur donnant une écoute. On lui dit qu’il n’était pas obligé, qu’il est libre. Oui, il le sait, il le faisait de bonne grâce, par reconnaissance, en remerciements.
Un matin, il repartit.
À la trente-troisième étape, Ribadeo, il réalisa qu’il ne rejoindrait jamais à temps son groupe d’amis et d’amies, mais cela n’avait plus tellement d’importance.
À la trente-neuvième étape, Arca o Pino, il décida de ne pas accomplir les derniers 20,1 km qui le séparaient de Santiago de Compostela et préféra faire demi-tour non à la manière de Casanova dans La Conversion de Casanova de Hermann Hesse, pour le cul plantureux d’une belle, de toutes les manières il n’en avait pas l’étoffe, mais pour rester le protagoniste fictionnel de sa propre histoire.
Le bonheur n’est pas au bout du chemin.
Le bonheur, c’est le chemin.
(Auteur inconnu de moi-même – Absence de coquille non-garantie)
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Bravo Louise… vous m’avez laissé sur le cul avec ce texte. Et votre manière sympa de raconter des histoires n’y est pour rien. Il y a des décennies que je connais bien le fameux chemin de St-Jacques, pour l’avoir côtoyé à de nombreuses reprises, traversant d’Espagne en Suisse, en passant par la France, en voiture. Voir cette stupidité et celle des participants, empruntant souvent des tronçons de route nationales par manque de sentiers (authentique et vérifié!), je me suis toujours posé des questions au sujet de la santé mentale des troupeaux en question. Et je ne parle pas de l’arnaque toujours présente en matière d’hospitalité.
Attention, je ne suis pas contre un peu d’exercice, marchant chaque jours entre 5 et 8 km avec mon chien, mais jamais deux fois sur les mêmes sentiers, jamais sur des itinéraires fréquentés. J’ai aussi, dans une autre vie, parcouru 450 km en Himalaya, en 34 jours, ne rencontrant jamais plus qu’une une poignée d’autochtones sur mon chemin. De plus, étant agnostique pur et dur, je ne vois pas ce que les convictions religieuses ont à faire avec ce pensum.
Bon, je me sens mieux, après avoir exprimé une petite partie de mon jugement amère au sujet de cette ridicule transhumance ‘panurgienne’…
Avec mes affectueuses excuses pour tant de distillation de fiel, je vous souhaite de bonnes marches hors des sentiers battus. Si vous n’en avez pas près de chez vous, avant d’envisager la route de St-Jacques, je vous suggère l’Andalousie du Nord (chez nous), avec des itinéraires GR bien balisés, peu fréquentés et sans fin. (Devant notre maison passe le GR247 Bosque del Sur, long de 478 km et quasi désert)
Bises amicales à vous!
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Merci pour votre texte et votre lecture, le GR247 donne très envie… Votre témoignage de marcheur est le bienvenu, vous vous en doutez ! 450 km en 34 jours c’est TRES balèze ! Bien à vous, très bonne journée
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:-), pour la référence de l’auteur inconnu et le sourire apporté, merci, très bonne journée
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La marche ou la randonnée, c’est un peu comme l’écriture : les pas sont des mots, il arrive qu’on les écorche aussi ou soi-même.
Cette histoire « fictive » me rappelle certaines villes où l’emblème de Saint-Jacques figure, doré, au milieu des pavés…
En tout cas, votre héros est sorti de sa coquille et s’il n’a pas rencontré le Seigneur (dont on dit que ses voies sont justement impénétrables !) au long de son périple, il s’est aperçu dans l’auto-miroir de sa réflexion et s’en est sans doute trouvé plus vrai. 🙂
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Un refus très net de rentrer dans sa coquille sans qu’un seul con puisse semer le doute…
Casanova n’aurait pas pu…
Bonne journée Louise, laisse tremper tes jambes dans l’ô, ça défatigue
Je t’embrasse étape dans mes mains.
Alain
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Votre manière de jouer avec les mots est si prestidigitatrice que mes yeux en brillent de feux d’artifice, merci beaucoup, très bonne journée
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J’aime l’analogie marche / écriture que vous faites, merci pour votre lecture et vos mots, très bonne journée
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Le cas à nova comme dit Mamie, licorne à tout va qu’être dans la yourte c’est autre chose que Roncevaux…
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Voir aussi
https://paysdepoesie.wordpress.com/2021/07/04/caillou-qui-vient-de-lespace/
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Cette histoire (fictive ?) me fait penser à une autre, vraie celle là. Bernard Moitessier (marin) en tête de la première course autour du monde (ancêtre du Vendée Globe), en solitaire et sans escale, 1968 (heureuse année) , qui en plein milieu de l’Atlantique ne peut se décider à rompre la navigation, si près du but, il repart pour un 1/2 tour du monde supplémentaire. « parce que je suis heureux en mer, et peut-être aussi pour sauver mon âme ».
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Oh elle est magnifique cette histoire !!!! Merci beaucoup.
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🙂
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Merci pour cette belle histoire Louise. Vous m’avez fait revivre des souvenirs d’un chemin que je connais bien.
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Super ! Merci beaucoup et pour lecture et pour votre retour, très bonne journée
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❤🌻
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