- Vous avez une sacrée chance que je sois passée par ici. Ce passage faut le connaître, je l’avoue. C’est le raccourci pour aller jusqu’à la pizzeria. Je viens tous les étés depuis mes cinq ans et j’ai gardé cette « habitude », si je puis m’exprimer ainsi, d’emprunter ce chemin. Foncer dans les ruelles et débouler sur la grande place sans que rien ni personne ne puisse vous arrêter dans votre course a quelque chose de grisant, il est vrai. Ce chemin je l’ai fait très souvent. Si l’on calcule a minima deux fois par jour pendant un mois, oui l’autre mois je partais en colonie ou avec mes parents quand… bref c’est un autre sujet que nous n’allons pas aborder maintenant… donc deux fois par jour pendant 31 jours, environ, on ne va pas faire les puristes, multipliés par 57 ans, ça fait… laissez-moi calculer… je ne suis pas très bonne en calcul… 3 534 fois ce chemin emprunté, au bas mot, et je ne compte pas les autres vacances scolaires où je venais… Hop hop hop, ne vous évanouissez pas, vous m’entendez ? Répondez-moi, faites un geste, même des paupières, ça me va pour me dire que nous sommes ensemble en ce moment.
L’homme gisant à terre, le visage en sang, cligne des yeux.
- Très bien.
Elle se lève, nerveusement, regarde alentour, marmonne : pourquoi ya personne, d’habitude ça roule et ça klaxonne, et là rien comme par un fait exprès, mais c’est quoi ce bordel ?!
Elle se repenche vers l’homme.
- Vous arrivez à parler ? Un tout petit peu. Vous vous souvenez de votre nom ? De votre prénom ? Vous vous rappelez ce qui s’est passé ? Monsieur, monsieur, ne vous évanouissez pas, s’il vous plaît, restez avec moi, je vous en supplie. En plus, je n’ai pas de téléphone sur moi, pour faire ce petit tour je sors toujours sans rien, que pourrait-il arriver ? Figurez-vous que je le regrette aujourd’hui !!! Oh oui et bien amèrement car d’ordinaire quelqu’un aurait pu nous aider et là, rien, personne… Ah bougez pas, je vois quelqu’un là-bas… Pardon, « bougez pas » est une façon de parler, avec votre tête qui saigne comme je ne sais pas quoi vous ne pouvez pas aller bien loin. Je reviens, gardez courage.
Elle part en courant vers une voiture au loin arrêté à un feu de signalisation rouge en faisant de grands gestes. Plus elle s’éloigne de l’homme allongé, ensanglanté, plus la panique la saisit.
- Hé, attendez,
Le feu passe au vert. La voiture ne démarre pas. Elle court comme une dératée, le moteur de la voiture vrombit nerveusement lui aussi :
- Non, ne partez pas, au secours,
La voiture démarre sur les chapeaux de roue, la fureur du moteur couvre ses hurlements :
- AU SECOURS !!!!
Elle s’arrête estomaquée, tape rageusement des pieds les carrés en brique de la très jolie place dans la luminosité d’une lune particulièrement grosse et pleine, qui donnerait presque l’illusion qu’on pourrait la toucher du doigt.
- Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah, c’est quoi ce monde ?! Pourquoi cet empaffé ne s’est pas arrêté. Qu’est-ce que je vais faire ? AU SECOURS. UN HOMME SE MEURT ET A BESOIN D’AIDE. AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAHHHHHHHHHHHHHH. AU.SE.COURS !
Elle hurle telle une louve puis retourne en courant près de l’homme gisant sur le sol et agonisant.
- Oh non, non pas ça, monsieur, pas ça je vous en prie, réveillez-vous, RÉVEILLEZ-VOUS, RESTEZ AVEC MOI. Oh la la, et j’ai même pas d’eau pour vous nettoyer le visage. J’aurais dû suivre les cours de secourisme, je le regrette, je ne suis d’aucune aide, c’est horrible, pardon monsieur, pardon. J’ose pas aller chercher de l’aide, car là déjà je vous ai laissé, allez, trois minutes et vous avez commencé à mourir. C’est pas sérieux monsieur. Je reste à vos côtés. Donnez-moi votre main, bon je la prends… oh elle est chaude, j’avais toujours imaginé que le corps se refroidissait, bon enfin vous voyez, c’est sûrement signe que vous allez mieux.
Alors qu’elle lui sourit, s’y attendant le moins, l’homme se tord dans une invraisemblable souffrance qui la laisse bouche bée, s’arc-boute puis s’aplatit sur le sol, mort ? Elle le touche délicatement de l’index :
- Monsieur ? Monsieur ? Vous allez bien ? Oh non, faites pas ça, mourez pas, c’est dégueulasse, ne me laissez pas seule, monsieur, s’il vous plaît… Pas ce soir. C’était fête. On allait manger des pizzas très fines comme je les aime avec les enfants, les amis !
Elle garde sa main dans la sienne en levant la tête vers cette énigmatique et attirante lune et se surprend à penser : quelle idée de mourir une si belle nuit lunaire d’été.
Coupez ! hurle une voix métallique des toits.
Elle voit alors l’homme à la tête en sang se relever d’un bond, lui adresser un sourire engageant et lui tapoter l’épaule alors qu’une équipe de maquilleurs et maquilleuses fonce sur lui pour lui refaire une beauté.
Qui l’a laissé passer celle-là ?
On ne sait pas par où elle est venue !
- Pas grave on garde au cas où, mais c’est inrefaisable. En tous les cas, elle était parfaite de véracité.
On éteint la lune, la place retrouve son activité habituelle, les badauds maintenus au silence derrière l’équipe de tournage jusque-là s’égaient, commentent et applaudissent la performance.
Un jeune homme se présente à elle comme l’assistant de quoi ?, de qui ?, il parle trop vite, et lui donne un droit d’utilisation à l’image à signer dans le cas où la scène serait conservée au montage. Un autre lui apporte des pizzas : on en a pris plusieurs avec des garnitures différentes, on ne connaissait pas vos goûts, pour le dérangement, et encore merci.
Quelle chute!
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Y avait-il plus ou moins de sauce tomate sur les pizzas que sur le visage du faux-mourant ?
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Suspense intenable jusqu’à la fin. Bravo pour le scénario. Merci Louise de me faciliter les commentaires. Il suffit de reprendre celui de l’autre jour: Deuxième prénom Agatha, femme d’Alfred. Bonne fin de semaine!
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Merci beaucoup, votre commentaire m’a bien plu aussi, 😄, passez un très bon week-end dans la joie et la bonne humeur.
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😃, l’expression « faux-mourant » est excellente, merci pour votre lecture, très bonne journée
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Merci beaucoup pour votre lecture, 😊
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oh que c’est bien, que c’est amusant et plein de couleurs, c’est écrit comme au cinéma…
et c’est du cinéma,
on n’est pas déçu, on reprend volontiers une petite tranche de piz’ et du soda à l’orange.
Très chouette!
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Merci, et pour votre lecture et pour vos appréciations de spectateur, :-), très bon week-end
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La lune était presque dans le caniveau… Joli scénario, mais Depardieu a refusé ce remake : il n’avait pas le physique de l’emploi ! 🙂
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excellent Louise !!!
un régal ce petit polar qui finit bien 😁
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Merci beaucoup, 😄😃, très bon week-end
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😂, merci pour votre lecture, très bon week-end
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Génial. J’ai été pris au piège de ton écriture. Bravo. Et vive le cinéma et les pizzas!
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Merci beaucoup, 🙂
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« Je viens tous les étés depuis mes cinq ans … Ce chemin je l’ai fait très souvent … » … le début c’est l’histoire de ma vie !! … mais c’est moi qui me suis retrouvé le visage en sang et si je fonçais ce n’était pas pour aller cherchez des pizzas …
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et bien sûr je ne suis pas une femmes de 57 ans qui fait du cinéma
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Dingue !!!!!
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🙂
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Et c’est remboursé par la sécurité sociale la lecture de ce blog ?
Ses bienfaits divers et variés le justifient pourtant pleinement
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🙂 je ris, je ris, merci ! et pour lecture et pour vos bons mots
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Je crois que j’aurais écrasé la pizza sur la figure de l’assistant je-ne-sais-quoi, histoire de me libérer du stress. C’est terrible cette histoire. Mince alors !
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C’est une autre fin tout à fait possible d’écraser la pizza sur la figure de l’assistant ! Merci pour votre lecture, très bon dimanche
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Je viens de lire quelques uns de vos textes, vous avez une écriture prenante, nerveuse que j’aime beaucoup. Vos récits ont du souffle, toujours entre réalité et rêve, tout un univers. Une belle découverte.
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Merci beaucoup, je suis ravie que mes textes vous plaisent, très bonne journée
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