74. Ultime vente

Cyril ne pensait pas arriver à l’amorcer si rapidement : — vous allez me prendre pour un fou, mais venez le voir et vous vous ferez votre propre opinion. Je vais vous dire quelque chose, comment vous vous appelez déjà ? Ne le prenez pas mal, je n’ai pas mémoire des noms de famille, en revanche les prénoms pas de souci… Kevin, super, Kevin donc je vous le dis de vous à moi ce produit est à la vente pour 1.5 ou 1.9, on s’en fout, l’important n’est pas là.

Il n’avait pas perdu la main, ni le verbe. On était venu le chercher dans sa campagne, il ne désirait pas se perturber le quotidien, mais on sut trouver les arguments pour l’inciter à retrouver le chemin de la ville.

« On » était son dernier assistant qu’il avait entièrement formé à ses méthodes que d’aucuns trouvaient vieillottes, mais ô combien efficaces. Il les tenait d’un cador de la vente, un gars qui avait fait fortune, une légende dans le métier, une espèce de mythe qui fait encore courir le monde. Allez comprendre pourquoi.

À presque 70 ans, Cyril ne rêvait pas de ce retour de flammes, professionnellement parlant, aucune envie de rempiler encore une fois, plus l’énergie ni l’intérêt de troquer les bottes en caoutchouc pour les chaussures vernies, le douillet pantalon en toile pour le costume trop cintré, le débardeur pour la chemise-cravate, mais le « gamin » (45 ans au compteur tout de même) fut persuasif. Passer à côté de cette affaire relevait de l’inconscience, et dans son cas du gâtisme.

Cyril demanda un temps de réflexion raisonnable, le gamin le pressa, la signature allait leur passer sous le nez s’il persistait à tergiverser, que risquait-il ? Au pis, un déplacement dans la pollution urbaine, au mieux la satisfaction d’avoir accompli une bonne dernière vente, la dernière pour la route, 20 – 80 / 50-50 / 30-70 / 50-50 / 40-60, — 50-50, je te connais, c’est moi qui vais réaliser la vente, — d’accord.

Ils topèrent avec une ferme poignée de mains ce nouvel accord et la promesse absolue que c’était la der des ders, qu’il n’aurait par la suite plus de nouvelles du gamin qui devait s’émanciper du maître, s’autonomiser… — Ok, ok, ok, on y va ?!

Le retour à la ville le troubla. L’agitation, les odeurs pestilentielles, le bruit surtout l’agressèrent. Il improvisa un autre lieu de rendez-vous dans un lieu excentré, plus propice à la négociation — mais la visite ?, une vente se fait par l’imagination avant tout, t’as rien retenu ou quoi ? Et puis la visite c’est ton boulot, j’ai passé l’âge de monter les étages à pied en blablatant.

Ils arrivèrent en avance sur une charmante place fleurie et ombragée. Cyril n’y avait pas remis les pieds depuis les années 1980. Il en fit le tour, aucune plaque n’indiquait l’emplacement exact de l’exécution d’ordre politique qui s’y était déroulée à la fin des années 1970 sans que l’on cherchât à retrouver les assassins, ni les commanditaires, bien qu’il en eût sa petite idée. Mais qui se souciait de cette vérité de nos jours ? Lui n’avait pas oublié. Certains faits ne se dissolvent pas dans l’oubli.

Le gamin apprécia la tranquillité presque villageoise et pittoresque de ce coin qu’il ne connaissait pas, — comment peux-tu vendre de l’immobilier dans une ville dont tu ignores tout ? Cela me dépasse !

Le gamin ne répondit pas trop occupé à guider le futur potentiel acheteur vers cet endroit préservé, reculé, exilé ?, de la ville, en tous les cas épargné, pas un coin à business en conclut-il, se gardant bien d’en faire part à Cyril qui risquerait de mal le prendre et de lui asséner qu’une ville se compose de différentes strates à respecter sous peine de briser l’harmonie, du genre « t’as qu’à regarder dans les cités ! Trop de pareil, moche qui plus est, et trop de concentré engendrent un mal-être et tout le reste qui va avec… », il le connaît son Cyril, il connaît ses réactions, il connaît ses sujets fétiches, ses dadas, change-t-on vraiment ?

Cyril le secoua brutalement, — oh tu m’écoutes ? T’as l’air de rêvasser là, t’en es où avec ton acheteur ?, — la vente n’est pas acquise, — tu pars perdant, pas bon, va falloir que tu me laisses parler, pas de pourparler possible, et je suis sympa on reste à 50-50.

Ils s’arrêtèrent au seul café de standing.  — Envoie-lui l’adresse, et se commandèrent une boisson rafraîchissante. Sur le terre-plein central, les quelques jeunes enfants jouaient dans l’espace aménagé pour eux sous le regard des grands-parents ou des nounous, — t’as remarqué que ya jamais de poupous ! Ou si rarement qu’on n’y fait pas attention. Ça évolue pas vite les mentalités !. La beauté des lieux avec ces maisons aux façades colorées dans les tons pastel, à colombages parfois, aux verrières forgées apaisait.

Cyril commençait à se détendre, l’atmosphère devint plus chaleureuse, l’échange entre eux presque amical, — ah le voilà, — c’est parti mon kiki.

En une demi-heure donc, Cyril avait sorti l’artillerie lourde et séduit un jeune investisseur pour qui il allait ouvrir effrontément l’avenir. Sur une feuille, il griffonnait l’évolution positive plus que probable d’un quartier en bordure de gare, — ça va se gentrifier à une vitesse folle, les prix « abordables » en ce moment sont dans les quartiers les plus dégueulasses. Mais regardez bien. Déjà sur les marchés on trouve de bons produits et des prix adaptés à la qualité. Dans les écoles, ça commence à se remélanger, lentement, mais ça penche vers cette tendance. Dans dix ans, la gare sera le spot où se montrer, et mieux pour les petits malins qui ont su sentir le vent tourner y habiter. Faut en profiter maintenant. Saisir l’occasion. Si vous hésitez, je peux comprendre, vous pouvez vous rabattre sur un emplacement moins idéal, qui rapportera petit, avec une plus-value moindre, faut pas rêver non plus.

Les trois hommes gardèrent le silence. Un moineau piailla.

Cyril repensa à ce militant abattu dans le dos par des « inconnus » sur cette place quarante ans plus tôt approximativement. Qui s’en souvenait ? À une époque, dans ce pays, on tuait froidement les opposants et l’affaire était close. — À propos d’affaires, reprit-il à haute voix, puis il se mit à égrener des chiffres qui donnèrent le tournis, à emberlificoter le bien ferré acheteur sur des conditions suspensives, au sujet d’un hypothétique procès à demi gagné pour un litige très ancien avec une compagnie d’assurance, sur cette aubaine immobilière sans locataire à expulser à ne pas louper sous aucun prétexte… — Kevin, soyez assuré, des investisseurs, nous en trouverons, mais de votre côté ne vous tirez pas une balle dans le pied, allez visiter ce beau petit lot et parlons-nous en visio dans quatre jours. Après mon assistant reprend la main. La discussion sera moins tendre mais tout aussi passionnante.

Sur un signal discret de Cyril, les trois hommes se levèrent de concert. Cyril tendit la main, se saisit d’un geste souple du coude de son jeune interlocuteur et dans un large sourire, sûr de lui, à bout de forces mais lui seul le savait, il prononça les mots sur un ton enveloppant qui invitent à signer un acte de vente : — Au revoir.

https://www.youtube.com/watch?v=Z8O_XEggIMs Jacques Dutronc – Le petit jardin –

12 commentaires sur « 74. Ultime vente »

  1. Ma mère aurait dit: Mais où va-t-elle chercher toutes ces idées?
    Encore une histoire pour laquelle je miserais bien une piécette afin de connaître la part de ‘vécu’ et celle d’une imagination débordante…
    Ah! Un détail: j’ai une explication pour la féminisation systématique de « nounou ». Je crois savoir que nounou est une abréviation de nourrice non? Alors à quand la tétée par les ‘poupous’?
    Amicalement à vous!

    Aimé par 3 personnes

  2. Merci beaucoup pour votre lecture, et bon je ne cite jamais mes sources, 😀😀😀, oui nounou je pense aussi vient de nourrice, mais le personnage insistait pour poupou… Très bonne soirée, mes meilleures pensées

    Aimé par 1 personne

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