Que n’avait-elle pas lu ce livre plus tôt ! Peut-être le cours de sa vie en aurait-il été profondément modifié ? Sûrement d’ailleurs. Mais comment s’en assurer ? Qu’importe, elle ne peut pas revenir en arrière. Quelle chance de le découvrir, même à 69 ans bien tassés. Et pour ne rien gâcher, l’auteur est poilant par moments. Donatienne verra bien comment les mots du philosophe la transformeront dans les années à venir.
Elle aurait bien poursuivi cette lecture qui ne la laisse pas indifférente, mais d’ordinaire elle ne lit pas dans l’autobus. Les brinquebalements lui donnent la nausée. Sans compter qu’à tout moment un freinage brutal pour éviter de renverser, voire d’écraser, des imprudents qui sont légion dans le coin lui fait goûter chaque fois l’acidité d’une remontée de suc gastrique, très désagréable. De plus, un arrêt intempestif ne manque jamais d’entraîner vers l’arrière les fanfarons qui se tiennent sur leurs deux jambes bien écartées, sans penser à se tenir aux barres centrales ou aux poignées suspendues, et tentent dans leur chute de s’accrocher à votre bras, à vos cheveux, à votre sac qu’il faut tenir fermement sous peine de se faire dépouiller au passage éventuellement.
Pourtant, tout à la rumination des mots lus, reprendre la lecture la démange.
Derrière la vitre, au dehors, deux jeunes ados roulent sur un unique vélo, un en selle, l’autre debout sur le garde-boue de la roue arrière ; des gens passent avec des cheveux bleus, rouges, orange, jaunes ; des femmes et des hommes reviennent du marché qui en tirant des chariots de courses, qui en portant de lourds filets ou sacs ; un chien fait sa crotte aussitôt ramassée par une main.
Le bus avance lentement, par soubresauts, ça klaxonne, puis s’immobilise complètement. La conductrice annonce par un micro, c’est nouveau, qu’un camion bloque la voie pour cause de livraison et qu’elle donnera des informations au fur et à mesure.
Ça rouspète pour la forme, ça regarde sa montre, ça appelle pour décaler un rendez-vous.
Derrière la vitre, au dehors, un jeune couple se dispute ; un enfant refuse de donner la main à son père pour traverser la rue ; des joggers, vélos, patinettes slaloment entre les voitures ou sur les trottoirs ; un motard laisse tourner son moteur inutilement pendant qu’il met son casque, ses gants ; des piétons textotent gênant ceux et celles qui ne textotent pas.
Cinq minutes plus tard, la conductrice annonce qu’ils vont bientôt pouvoir repartir.
Exceptionnellement Donatienne se laisse tenter et rouvre son livre à la page cornée : « Nous sommes tous deux amis du lento, moi et mon livre. On n’a pas été philologue en vain, on l’est peut-être encore, ce qui veut dire professeur de lente lec… » quand une jeune femme outrageusement maquillée la bouscule violemment, envoyant valdinguer le livre qui glisse sous un siège en poursuivant sa conversation très bruyante avec son portable et dérangeant tous les passagers comme si de rien n’était.
La conductrice annonce que la voie s’est libérée, qu’ils vont pouvoir repartir, qu’elle les remercie pour leur patience et leur compréhension, c’est nouveau, alors que sur la plate-forme centrale le ton menace de dégénérer en grabuge, — pourriez faire attention tout de même, — ferme ta bouche tu vois bien que tu déranges je cause, (au portable) non c’est pas à toi que je parle. Les injures commencent à fuser de toute part.
Par les haut-parleurs, une voix de synthèse appelle au calme, c’est nouveau aussi.
L’annonce a pour effet d’envenimer l’ambiance.
Donatienne voudrait juste récupérer son livre et vu l’atmosphère belliqueuse qui règne maintenant, personne ne va l’aider à aller le récupérer sous un siège, sûr !
Derrière la vitre, au dehors, un mitron livre de grosses miches ; la libraire ferme boutique en collant un papier sur la porte « je reviens dans 5 minutes » ; le fleuriste arrange les fleurs et les plantes ; un moineau picore des miettes de pain bientôt rejoint par des congénères ; personne ne laisse passer un homme en chaise roulante ; un saxophoniste joue faux.
L’autobus repart, la conductrice enfonce la pédale d’accélération pour rattraper son retard et dépasse l’arrêt.
Ça rouspète pour la forme, la malpolie exige de descendre de suite pour échapper à cette bande de jaloux, ça hurle, ça la conspue.
L’autobus pile net.
Donatienne aperçoit son livre qu’un pied a remis involontairement dans l’allée, elle se lève pour le ramasser mais se trouve prise dans le flot de ceux et celles qui descendent, poussée par ceux et celles qui montent quand la malpolie au sans-gêne extravagant toujours le portable collé à la bouche la presse de s’activer.
Tout ce petit monde se retrouve propulser sur le trottoir et s’éparpille sur un signal invisible, laissant en plan les mains vides Donatienne.
Les portes de l’autobus soufflent en se refermant. Un jeune homme frappe à la vitre, son livre en main Aurore de Nietzche. La conductrice manœuvre déjà pour s’imposer dans la circulation folle. Donatienne lui fait signe de le garder, lève son pouce vers les nuages amusés et articule distinctement — c’est un bon livre.
Qui a ce bus, boira jusqu’à la lie !
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:-), merci pour votre lecture et vos mots qui jouent
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Un vrai régal cet écrit. J’ai souvent pris le bus pour aller et revenir du travail il y a quelques années et j’ai revu certaines scènes ou attitudes désobligeantes. Je n’ai pas lu « Aurore » de Nietzche mais ce texte aiguise ma curiosité.
J’ai aussi aimé la description de ces personnages de rue qui nous ressemblent et que Donatienne semble regarder avec bienveillance au crépuscule de sa vie.
Merci Louise
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Merci à vous, et bonne Aurore, 🙂
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💥
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N’étant pas un adepte du bus (chez nous il n’y en a tout simplement pas!) j’ai découvert, grâce à votre excellent texte, l’ambiance qui doit régner dans ce genre de moyen de transport. Merci Louise avec une pensée du Sud du Sud.
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Merci à vous, ah oui ça se bouscule là-dedans par moments, vous ne loupez pas grand-chose, :-), très bonne journée sous un soleil d’été indien du nord
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Excellent ! j’aime beaucoup
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Merci beaucoup, :-), très bonne soirée
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J’adore votre histoire Louise! ❤ Et cette phrase est sublime : « Pourtant, tout à la rumination des mots lus, reprendre la lecture la démange. » J’adorais lire dans le métro parisien. J’ai dévore des livres dans la ligne 12 en allant du XVème au VIème. Hélas, depuis que je prends le bus, c’est fini.
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Merci pour votre lecture, je trouve aussi que la lecture dans le métro est plus aisée, le mieux étant tout de même sur un banc public, sur un canapé ou une chaise de café… :-), très bonne soirée
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Oui,vous avez raison Louise! Un banc de jardin, une chaise longue ou face à la mer…c’est magique! 😉 Bonne soirée.
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🙂
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Voilà, c’est ça… Y’a rien à rajouter. Vous avez vu le bonheur des gens à vous lire et à se voir, et vos énumérations sont parfaites!
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Merci à vous, très bonne journée 🙂
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J’ai adoré.
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Cool, merci, très bon week-end, 🙂
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Quelle jolie musique. Merci.
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Oui, elle est émouvante, apaisante et nous emmène ailleurs. Merci pour votre lecture. Très bonne journée
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