78. Marx pas mort, Darwin non plus d’ailleurs

La promenade aux abords de la rivière emportait tous les suffrages quel que soit l’endroit où vous habitiez. Toutes sortes de familles, de groupes s’y retrouvaient pour admirer le paysage, partager un pique-nique, s’enflammer dans de longs débats politiques, surveiller la baignade des enfants, laisser les écrevisses tranquilles à la bonne saison – c’est à cette seule condition qu’elles ont pu de nouveau se reproduire et ne pas disparaître par voie de conséquence.

Dans la perspective, le panorama s’ouvrait, mais il fallait le savoir, sur l’usine de papier centenaire, un fleuron du patrimoine industriel régional, voire national, 100% écologique, entièrement végétalisée, fonctionnant avec une turbine biomasse, emblème d’un site industriel viable et bénéfique pour l’environnement, pionnière dans le recyclage et l’économie circulaire, à la renommée internationale, sauvegardée grâce à des mois de lutte coordonnés par huit organisations syndicales et associatives dans un mélange des genres les plus novateurs.

Quand Karlito croisait Léon, il ne loupait jamais l’occasion de lui rappeler qu’on ne bazarde pas une usine qui dégage près de 20 millions d’euros de bénéfices. Si les salariés ont préféré créer une coopérative plutôt que se laisser saborder par le groupe, c’est pour tout ça, ajoutait-il en accompagnant ses paroles d’un large geste du bras qui englobait la rivière, la campagne, le moulin, les villages, la ville plus loin, et pour que le coin vive et même très bien. Les gamins qui l’ont reprise sont l’avenir et contrairement à ce que tu prétendais l’usine n’était pas à toi mais à nous. Sans nous, t’aurais jamais pu t’offrir tout ce que tu t’es offert. Si les jeunes ont refusé la délocalisation, c’est qu’ils n’avaient pas envie de se tourner les pouces. Faut pas avoir fait les grandes écoles pour comprendre que l’optimisation des profits représentait l’unique credo de la direction à l’époque et qu’il leur paraissait plus simple de produire ailleurs, moins cher, plus polluant Enfin, concluait Karlito, tu connais la chanson mais j’aime te rappeler l’air. Les machines, sûr, vous les récupérerez jamais, elles appartiennent à ceux et celles qui travaillent dessus, et demande-toi une chose : on l’aurait envoyé où le papier à recycler si le site avait fermé ?

Karlito agaçait Léon avec ses airs satisfaits de celui qui profite de la vie, son t-shirt provocateur « je suis retraité bénévole à l’usine 100% écologique d’en-haut », ses manières populaires, ses rires trop sonores, son verbe si peu diplomatique. De la même façon, Léon insupportait Karlito avec sa morgue, sa condescendance, son complexe de supériorité, ses leçons sur une économie réaliste qui mène ce monde et ses yeux rivés sur les cours de la Bourse.

De chaque côté de la rive, ils s’opposaient, se soupesaient du regard, feignaient de s’ignorer, sachant qu’en fin d’après-midi en regagnant leurs pénates ils devront passer sur le pont, se croiser et Léon devra supporter les envolées de Karlito jusqu’à y céder à bout de patience pour y répondre point par point, jusqu’au bien-fondé des différents avantages en nature dont il avait bénéficié comme sa grosse cylindrée qu’il avait bien méritée car qui prenait les responsabilités ? c’était lui et non tous les salariés ; qui donnait du travail ? c’était lui et non les salariés. Karlito devait chaque dimanche lui rappeler qu’il ne fallait pas inverser la vapeur : Léon avait besoin des salariés et non l’inverse, preuve en était la coopérative qui fonctionnait très bien sans les liens de subordination habituels ; qui comptait sur la collectivité pour casser le marché ? Lui, pas les salariés ; qui payait les pots cassés ? Les salariés, pas lui, etc. etc. etc.

Jusqu’à ce dimanche où sur ledit pont en pierre, alors que tout le monde s’attendait à leur rituelle interpellation, les deux hommes s’avancèrent l’un vers l’autre, Karlito le toisa sans un mot et lui bloqua le passage. Léon le dévisagea salement.

— Dis-moi Léon, comme ça, je te fais penser à personne ?

— Oh, je ne vous avais pas reconnu… avec cette barbe hirsute, vos cheveux coiffés en arrière, votre moustache teinte en noir…

— Et alors, du coup, je te fais penser à personne ? T’es sûr ?! Réfléchis un peu…

 — ???

— Allez je t’aide : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes des classes », alors ça te dit quelque chose ?

— ?!?

— Allez, je te donne un autre indice : « à la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ».

— Hum ? non !

— Mais t’as appris quoi à l’école ? Bon tu donnes ta langue au chat ?!… Bah Marx, gros nigaud ! et Engels aussi, et ce qu’ils pouvaient écrire dans Le Manifeste communiste publié en 1848.

— Ah !

— Les choses évoluent, tu sais, Léon, tu devrais venir faire un tour à l’usine, tu en apprendrais beaucoup et arrête de me vouvoyer, c’est ridicule, nous nous connaissons depuis suffisamment longtemps maintenant pour nous autoriser une petite familiarité entre nous, qu’en penses-tu ?

https://www.youtube.com/watch?v=9SfjASZYNSI El pueblo unido – Quilapayun, Inti Illimani, Sergio Ortega

14 commentaires sur « 78. Marx pas mort, Darwin non plus d’ailleurs »

  1. Une industrie aussi écologique et vertueuse, on en redemande !
    Cette ambiance de lutte des classes rappelle les années nostalgiques du siècle dernier.
    Elle me rappelle aussi un camarade de classe qui était persuadé que le mur de Berlin avait été construit pour empêcher que trop de gens de l’Ouest viennent profiter du paradis communiste. 🙂
    Tout est une question de point de vue…

    Aimé par 4 personnes

  2. Bonjour Louise
    Une question : Comment avez-vous trouvé mon adresse ? Cette question vous étonne mais je me justifie: vous venez de vous promener dans mon jardin ! Oui le jardin de ma vie…
    Ah le sujet du papier…
    A 16 ans, j’ai été correcteur d’imprimerie pour arrondir mes fins de mois, puis j’ai travaillé 5 ans dans l’édition. Il y a eu ensuite une dizaine d’années dans la reliure industrielle (nous produisions 40’000 livres par jour) et comme pilote de montgolfière, j’ai lu pas mal de livres sur les frères Etienne et Joseph de Montgolfier qui, avant de ‘s’envoyer en l’air’, géraient la fabrique familiale de papier à Annonay.
    Vous avez dit « papier » ?
    Bon dimanche et encore bravo pour votre texte qui me va droit au cœur. Une autre raison: Je fus délégué syndical, envoyé à Zurich pour négocier le renouvellement de la convention collective nationale de la reliure. Mais, n’en déplaise à Monsieur Marx, j’étais délégué… patronal!

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  3. Ce texte me parle beaucoup. Ces deux types (que je connais bien… 😉 ont beaucoup en commun et beaucoup d’égo. Leur combat vaut-il vraiment la peine? La rivière et les écrevisses s’en moquent (à condition qu’on les laissent vivre…). J’ai aimé ta longue et savoreuse description de l’usine et puis ceci:
    « …accompagnant ses paroles d’un large geste du bras qui englobait la rivière, la campagne, le moulin, les villages, la ville plus loin,… » / « …à la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous… »
    Merci encore Louise pour ces desserts de lecture.

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  4. Magnifique ! La vie est toujours plus riche que la fiction et merci pour cette info sur les frères Montgolfier, la chute de votre texte est digne d’une nouvelle, :-), et il faut savoir que dans les mots syndical patronal, il y a le mot syndicat (qui a piqué pas mal d’idées aux anarchosyndicalistes soit dit en passant…), merci beaucoup pour votre lecture et très bon dimanche

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  5. Les zutopies, l’éluttes/élite des classes et quand m^me la poésie d’un très beau texte 🙂
    Je ne connaissais que le refrain, merci pour l’intégralité des paroles « El pueblo unido… » qui me propulsent au siècle dernier. O*

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