83. Scandale !

Son côté fleur bleue n’aurait pas été en mesure de le supporter… M’ouais ! La conclusion hypothétique avancée peut expliquer cet invraisemblable dérapage, incontrôlé, nous sommes tous bien d’accord. Pour le comprendre, il faut remonter au milieu de la matinée.

Depuis leurs adolescences, Éléonore et Rachel se retrouvent quotidiennement. Selon les périodes de leurs vies, elles ont bavardé sur les marches du collège, puis au fond du bus scolaire à l’époque lycéenne, puis à califourchon sur les bancs de la place de la mairie, puis à même le sol près du monument aux morts, puis dans les nouveaux aménagements des hauteurs fouettées par le vent, puis dans le jardin public avec les enfants, puis aux sorties des activités desdits enfants, puis aux mariages ou aux enterrements des uns et des autres et enfin dernièrement, depuis leurs retraites, elles ont élu quasi domicile près de l’étang. En jour de semaine, c’est tranquille. Le week-end, elles restent en famille.

Elles adorent se retrouver pour bavarder. On se demande encore ce qu’elles trouvent à se dire après toutes ces années, mais il y toujours un sujet qui les intéresse, et tout sujet est potentiellement intéressant. Il faut partir sur cette base.

Depuis quelques semaines, un tournage accapare toute l’attention, toutes les conversations, tourneboulent les esprits d’une majorité de personnes du coin, surtout ceux et celles employés comme figurants.

Éléonore et Rachel observent de très loin avec amusement, et parfois sarcasmes, les petits manèges et manigances de leurs concitoyens, ah parce qu’il faut voir de quoi ils sont capables pour se faire remarquer de gens qui, au dernier projecteur débranché, les oublieront dans la demi-seconde.

Jamais elles ne se courberaient à de telles flagorneries ! L’une comme l’autre tiennent leurs quant-à-soi ! Faudrait pas que le succès leur monte à leur tête. Leurs bonnes blagues leur creusent la gourmandise. En cette fin de matinée, elles redescendent exceptionnellement s’offrir qui une religieuse au chocolat, qui un paris-brest au salon de thé et de café, désormais réputé depuis l’arrivée de vedettes dans le patelin. D’aucuns soutiendront que, réflexion faite, elles désiraient comme tout le monde s’émerveiller des paillettes du monde cinématographique.

N’importe quoi ! La rue principale est déserte ; réalisateur, équipe technique, comédiens et figurants s’activent près du bois où la plupart des scènes s’y déroulent. Tout le monde le sait.

Il ne faut pas inventer des raisons qui n’existent pas. Une envie de sucrerie ne se justifie pas, et puis quoi encore !

Les voilà donc installées à l’intérieur, avec vue sur la rue vide, quand un homme entre à son tour et s’avance jusqu’au fond de la salle. Il commande au passage un thé vert, prévient qu’il attend une dame et se glisse sur une banquette dans la pénombre.

Éléonore très tentée de se retourner demande à Rachel avec une voix qui contient avec peine son excitation si elle a bien vu qui elle a vu ! Qui ? Bah lui ! Qui ? Mais lui ! tu ne l’as pas reconnu ? Mais qui ? Éléonore se penche vers l’oreille de son amie pour y murmurer le célèbre nom, en tête d’affiche de ce film. Rachel n’en revient pas : T’es sûre ? Certaine ! Tu veux dire que… ? Il a bien dit qu’il attendait quelqu’une ?! Oui, oui, il l’a dit, nous l’avons bien entendu ! Donc nous allons la voir !

Elles en auraient applaudi de joie. Ce n’est pas tant lui qui les intéresse qu’elle, cette comédienne douée, intelligente, belle, attendue par son amant au fond de la salle plus jeune d’une quinzaine d’années sans que personne n’y trouve à redire car elle avait su faire taire les langues de vipère et les grincheux d’un autre siècle.

Désormais lui et les deux amies la guettent de pied ferme.

Cette occasion inopinée de la croiser, et peut-être, pourquoi pas, on peut rêver, de lui adresser la parole pour la remercier de faire avancer les mentalités, pour son immense talent et le choix judicieux des films dans lesquels elle joue, sans l’importuner, non, bien sûr, les émoustillait. Quelle aventure !

Elles comprennent ô combien qu’il est préférable aux deux tourtereaux de se donner rendez-vous ici, dans un lieu discret, loin de l’agitation du lieu de tournage.

Un téléphone vibre au fond de la salle, elles tendent l’oreille, Oui ma chérie, je suis là, tu arrives quand tu veux, le plus vite possible, j’ai un peu de temps là, moi aussi je t’aime, à tout à l’heure.

Ni l’une ni l’autre n’ont perdu une miette de cet échange intime, tout en se crispant leurs mains de bonheur pourrions-nous dire.

Midi n’a pas encore sonné.

La porte du salon de thé et de café s’ouvre. Éléonore et Rachel, certaines de leur effet, affichent un très large sourire en direction d’une femme inconnue jusqu’à présent, de l’âge de l’amant, qui se rue direct vers le fond de la salle. Éléonore se retourne malgré l’instance de Rachel pour lever le camp, gênée par la situation adultérine dont elles sont les témoins involontaires. Celle-là s’y refuse, regrette la banalité dans laquelle elles se trouvent plongées bien malgré elles et elle ne va pas en rester là.

Le couple, mains enlacées, regards enamourés, repasse devant elles, une vision que ne peut pas accepter Éléonore, au nom de quoi ? Nous voudrions bien le savoir ! L’autodécretée gardienne de l’amour se lève d’un bond, agrippe l’acteur par la manche et le gifle en ajoutant :
« Vous n’aviez pas le droit. »

© Louise Salmone

https://www.youtube.com/watch?v=Td11UOF8dns Christophe – Les mots bleus

22 commentaires sur « 83. Scandale ! »

  1. Il y a un monde entre la réalité et l’idée qu’elle se fait des acteurs, aussi crapoteux que n’importe quel clampin dans « la vraie vie », mais c’est la réaction d’une personne de caractère, disons 😉

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  2. Flaubert avait fait scandale il y près de 2 siècles avec Madame Bovary.
    L’histoire que vous nous contez avec votre style pétillant habituel nous rappelle que l’esprit de clocher n’a pas disparu… et que les mentalités non plus, s’agissant de rapports amoureux.
    Merci Louise de nous amuser et, pourquoi pas, de nous faire réfléchir sur le ‘mondo cane’ dans lequel nous vivons!

    Aimé par 1 personne

  3. Adèle Haenel lui avait fait faux bond (le matin même paraissait un article dans « Le Parisien » où l’on sous-entendait que l’acteur était un « prédateur sexuel » dans son champ d’activité cinématographique transformé en territoire de chasse et qu’un certain nombre de plaintes de ses victimes arrivait sur le bureau du procureur de la République de Paris), et son ancienne épouse, appelée à la rescousse, tentait de le protéger du tsunami médiatique qui commençait à se lever…
    Un excellent scénario de film dans lequel Adèle Haenel allait pouvoir jouer si le producteur français sollicité osait se jeter à l’eau. 🙂

    Aimé par 1 personne

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