87. Syndrome de la P.I.

La première est arrivée aux urgences en fin de matinée, amenée par les pompiers qui l’avaient trouvée dans cet état sur la voie publique. Personne n’avait pu expliquer ce qui s’était déroulé. Elle traversait un passage clouté lorsque au beau milieu une espèce de paralysie l’empêcha de poursuivre sa marche. Les passants, les conducteurs, les riverains, malgré leurs compréhensions de très courte durée, leurs exhortations à bouger, leurs insultes, puis à bout d’arguments, et face à son impénétrable manque d’intérêt pour la débandade urbaine et incivile, préférèrent appeler les premiers secours.

Cette femme de 63 ans, sans antécédents médicaux particuliers, n’opposa aucune résistance, possédait toute sa raison, a priori, ne tenait pas à prévenir sa famille et prétendait qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter outre mesure.

Non, cela ne lui était jamais arrivé.

Les suivantes et les suivants arrivèrent à intervalles réguliers jusqu’à occuper l’intégralité de la salle des urgences, déjà surchargée, et déborder dans les autres services.

Aucune et aucun ne présentait le même parcours, certaines et certains souffraient de lourdes pathologies, d’autres se portaient comme un charme, toutes et tous avaient dépassé la soixantaine et présentaient malgré leurs antécédents ou leurs non-antécédents des symptômes similaires : un immobilisme subit, pas de fièvre, une tension normale, y compris pour ceux et celles qui souffraient d’hypertension, un cœur qui battait à un rythme régulier, rassurant.

Non, cela ne leur était jamais arrivé.

Les internes et médecins appelés à la rescousse établirent avec certitude que ces personnes n’avaient pour la plupart aucun lien entre elles, s’étaient trouvées à des endroits différents, voire diamétralement opposés, avant de manifester des comportements erratiques qui arrivaient et disparaissaient sans cohérence accompagnés de vertiges plus ou moins prononcés. D’où leur venait cette impossibilité soudaine d’avancer ? D’où leur venait cette impulsion incompressible à gêner, jusqu’à interrompre parfois, le flux urbain ? Aucune cause sérieuse, logique n’éclairait ce phénomène.

D’autre part, le taux de pollution exceptionnellement bas ce jour-là ne pouvait pas expliquer l’avidité avec laquelle toutes ces personnes recherchaient de l’air, un air jamais assez pur à les entendre, qu’elles aspiraient les bras grand ouverts pour dégager leurs cages thoraciques. Ce besoin de respirer, de goûter l’air, dixit ces patientes et patients, ne correspondait à aucun symptôme répertorié et leur provoquait des fous rires qui les caressaient telle une vague. Mais en dehors de ces personnes affectées par ce dysfonctionnement hilare, tous les autres restaient spectateurs à ce qui ressemblait à une forme de bien-être.

Les pompiers continuaient à amener de nouvelles personnes, une véritable invasion. Après s’être renseigné auprès d’autres établissements hospitaliers, les services d’urgences saturés recevaient un nombre anormalement élevé de personnes au-delà de 60 ans présentant des symptômes comparables.

Toutes et tous se laissaient examiner en répétant tel un mantra qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter et se détachaient avec une facilité déconcertante de l’activité bourdonnante pour aider d’autres personnes qui arrivaient pendant ce laps de temps aux urgences avec de vrais besoins affirmaient-ils. Ils leur cédaient volontiers leurs places, prêtaient main-forte aux équipes soignantes malgré les refus de celles-ci.

Les médecins avaient beau leur asséner que leur état révélait un trouble encore non-identifié, ils remontaient et croisaient les données d’ailleurs pour essayer de comprendre ce qui avait bien pu les perturber, ces personnes affichaient un sourire béat et leur répétaient à l’envi qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter, et si aucune raison médicale ne les retenait plus longtemps en ces lieux, ils et elles seraient disposés à passer à autre chose. Si personne n’y voyait d’inconvénient.

Non, personne.

Elles et ils repartaient en groupe, en couple, en solo sans se défaire de leur joie étrange qui, malgré tout, il fallait le noter, faisait du bien.

Quelques aigris les raillaient, mais leur passage ne laissait pas indifférent.

Un médecin émit l’hypothèse, jugée au départ saugrenue, que ces personnes touchées au hasard « souffraient », avec plein de guillemets, du syndrome de la paix intérieure, abrégé en syndrome de la P.I. Certaines à leurs dires s’étaient découvertes « différentes », tac, comme ça, d’un claquement de doigt, comme si une baguette magique les avait effleurées pour dévoiler leur vraie nature, le mot âme a été prononcé à plusieurs reprises, mais faire une généralité de propos individuels n’a pas de sens. Toujours est-il que toutes et tous appréciaient depuis « cette inexplicable interruption », avec plein de guillemets toujours, chaque moment avec un délice presque contagieux, sinon comment expliquer cet afflux continuel de nouveaux patients et de nouvelles patientes avec des symptômes analogues ? Il fallait également noter un manque total d’intérêt pour le conflit, l’impuissance à juger les autres et eux-mêmes, l’incapacité à se faire du souci, un désir intense de s’unifier à la nature avec cette respiration ample par exemple, ces sourires décrits comme béats mais déconcertants de gentillesse, de gracieuseté, cette bonhomie, ces larges et généreuses traînées d’amour qu’ils et elles ont laissées derrière eux et elles malgré les moqueries, les haussements d’épaules, les marques de reconnaissance. Il se pourrait que cet état de P.I. soit irréversible et concerne de plus en plus de monde, et pas seulement les sexagénaires. À surveiller de très près !!!

© Louise Salmone

https://www.youtube.com/watch?v=HglA72ogPCE David Bowie et Freddie Mercury – Under Pressure

40 commentaires sur « 87. Syndrome de la P.I. »

  1. J’adore votre texte superbe, une perle de suspense, bref… du ‘Louise’ pur et dur!
    Plus l’histoire se déroulait sur mon écran, plus j’attendais une allusion à la cause commune du dysfonctionnement de ces gens: j’attendais l’intervention du ‘smart phone’. Mais non… il y avait une autre raison. Au fait je vais encore relire votre texte pour trouver ‘cette’ raison car, étant en Paix Intérieure avec moi, depuis 80 ans (dans quelques jours!) je me sens pas tout à fait concerné…
    J’ai demandé à ma ‘boomerine’ de jeune femme qui étaient Mercury et Bowie. Je sais maintenant qu’il s’agissait de chanteurs étrangers, dont je n’avais jamais entendu parler. Mais ça ne va pas perturber mon existence!
    Bises amicales, si vous me permettez cette expression… eh! vous avez vu Nicolas Hulot?

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  2. Malgré la votation calamiteuse d’aujourd’hui, qui signe la confirmation de mon état de paria culturelle, ben moi aussi je marche au bord du lac sous les nuages de neige en respirant à pleins poumons et en chantant des chansons amérindiennes dans le texte. Ca met de très bonne humeur malgré ma toute petite soixantaine 😉
    Merci pour votre texte !

    Aimé par 4 personnes

  3. C’était enfin un virus formidable !

    L’ANS (Agence nationale de santé) avait immédiatement décidé de demander à l’Institut Pasteur, trop délaissé en ces temps troublés par des « variants » nommés selon l’alphabet grec (et non, heureusement, arabe), de fabriquer un vaccin permettant de « booster » – surtout chez les « boomers » – les premiers symptômes des « malades » afin de les transformer en une conformation physique approchant d’une manière sublime de l’état « zen » que certains d’entre-eux avaient recherché, autrefois ,dans les « paradis artificiels »… en France ou aux USA.

    Le ministre du Bien-être et de la conformité sociale, Monsieur Doute-Blaze, donna son feu vert à cette pandémie d’un nouveau genre.

    Des millions de « patients » se pressaient ainsi devant les pharmacies pour avoir droit à la piqûre salvatrice. Ils en sortaient tout de suite ébaubis, ils faisaient des rondes entre eux, ils s’embrassaient et plus devant les bouches de métro.

    Le président de la République, à la veille d’une consultation sur la prolongation de son « mandat » quinquennal, ne pouvait que se féliciter de ce « sursaut » démocratique qu’un petit inventeur avait mis sur la place publique à temps.

    De manière presque confidentielle, la Grande croix de la Légion d’honneur fut remise à celui-ci (un dénommé Eric Dézamour) le 24 décembre 2021, dans un salon feutré de l’Élysée.

    Seules les caméras de CNews avaient été autorisées à retransmettre la cérémonie en direct. 😉

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  4. Oh, je ne pensais pas que ce texte vous effraierait, il y a aussi une bonne nouvelle : la paix intérieure arrive à s’inviter dans nos contrées (et dans les textes, vous en savez quelque chose :-)),merci pour votre lecture et à vous aussi très bonne soirée

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  5. Oui vous n’êtes pas concerné puisque déjà inspiré et animé par la paix intérieure, chanceux ! Et très bon bientôt anniversaire. En cadeau vous avez donc la découverte de David B. et Freddie M., des pointures ! et vous pouvez vous permettre les expressions amicales ! Pour répondre à votre question, je n’ai pas vu Hulot, ni le fameux reportage mais beaucoup entendu parler et lu une tribune très intéressante de Claire Nouvian dans Le Monde à ce propos, bien à vous

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  6. Voilà un texte qui aide à retrouver le sourire. Comme il serait merveilleux de vivre la situation que vous décrivez plutôt que subir celle que nous traversons. Contamination par la Paix Intérieure. Il fallait oser ! Mais si une telle « maladie » se déclarait, il est à parier que les marchands de malheur en tout genre (chacun complètera la liste comme il l’entend) se ligueraient pour l’éradiquer le plus rapidement possible. Profits du malheur obligent.

    Bonne journée à vous Louise 🙂

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  7. Mais comme les marchands de malheur ne pourront rien contre ceux et celles touchés par le syndrome de la P.I., qui ne cherchent ni le conflit ni à avoir raison absolument, ni etc. etc. ils se morfondront, et personne ne s’en rendra compte, :-), enfin c’est le pari de cette histoire, :-), merci beaucoup pour votre lecture et très bonne soirée

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  8. Quel suspense! Bon, je suis rassuré par ce nouveau variant « hilaritus zigomaticum ». J’espère qu’il va envahir toute la planète. Les formes aiguës sont terribles. Roulade par terre, compression des abdominaux, sécrétions lacrimales puissantes, émissions de rigolade bruyante. Pas beau à voir…
    Merci Louise pour ce texte qui fait du bien.
    Alan

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  9. J’aime beaucoup « hilaritus zigomaticum », adopté !!!! merci pour votre lecture latiniste et enthousiaste, les formes aiguës que vous décrivez sont très attirantes… Amusez-vous bien, et vive la vie ! Très bonne journée

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