89. Parfois on est obligé de renier la famille

Bonjour à toutes et à tous, je vous remercie d’avoir répondu à mon invitation disons exceptionnelle. Et d’être à l’heure.

(Des mains s’agitent, des voix s’écrient : « des chaises ! »)

Asseyez-vous comme vous pouvez et au fond, désolée, il va falloir rester debout, mais nous n’allons pas nous éterniser, rassurez-vous. Cette réunion de famille informelle et néanmoins indispensable ne célèbrera rien : ni anniversaire, ni naissance, ou autre festivité, enfin rien de ce qui se passe d’ordinaire quand toute une filiation est convoquée.

Si j’ai tenu à vous réunir aujourd’hui, contrairement à mes habitudes, en présence de Norbert, que je ne vous présente plus, tout le monde ici connaît notre notaire, son étude suit nos affaires depuis plusieurs décennies et j’en profite pour lui renouveler toute notre confiance (silence dans le salon), en tous les cas la mienne (on marmonne près de la cheminée), donc si j’ai tenu à vous réunir aujourd’hui c’est avant tout pour vous informer et peut-être vous éclairer sur certains points d’ordre financier qui apparaîtront clairement dans mon testament.

(Silence familial pesant.)

J’ai préféré devancer d’éventuelles questions que mes choix pourraient éveiller, et surtout dissiper d’hypothétiques malentendus, plutôt que de les découvrir chez notre notaire, dans un jargon que nous ne maîtrisons pas pour la plupart, et de vous emballer bien inutilement sur des décisions et des actes que certaines et certains ne manqueront pas de juger inopportuns, voire imbéciles ou séniles (molle agitation dans l’assemblée suivie de quelques ricanements). Whatever ! Je me porte très bien pour mes 67 ans ; j’anticipe simplement, et crée l’occasion de nous voir, une fois n’est pas coutume. Je ne suis pas très famille, ce n’est un mystère ni une révélation pour personne.

(Elle seule rit, la famille la regarde sans broncher.)

Comme vous le savez aussi toutes et tous, je n’ai pas de descendance directe. Ne pas être mère a été un choix quasi politique que je ne regrette pas, bien au contraire je l’assume totalement. Je me place à l’avant-garde d’un mouvement qui se répand progressivement, mais la question n’est pas là. Vous toutes et vous tous, et enfants des vous toutes et des vous tous, êtes juridiquement mes héritiers, c’est cela n’est-ce pas Norbert ? (le notaire opine de la tête). Ce qui fait un paquet de monde, vous en conviendrez ! (rires francs). Je ne dispose pas d’une incroyable fortune, malgré mes activités dans le monde entier qui ont alimenté rumeurs et fantasmagories familiales (molles protestations). À vous croire je planquerais un butin, mais où donc ? (Désapprobations agacées.) Je vous en prie, ne nous racontons pas de carabistouilles entre nous, (le notaire lui fait signe de poursuivre), cependant je ne vous cacherai pas que j’ai pu amasser des économies disons conséquentes. Je dépense peu, ce qui vous a autorisés à m’affubler de sobriquets peu élogieux, lesquels traduiraient une radinerie pathologique et un égoïsme hypertrophié, monstrueux, d’autant plus dégoûtant que je suis une femme, je ne vois pas le rapport, mais bon… (vives protestations). N’en faites pas tout un plat, tout le monde est au courant, à commencer par moi. Donc oui je dépense peu, une garde-robe réduite, des loisirs simples et j’ai mis le reste de côté. Ont été prélevées les sommes qui me permettront de subvenir à mes besoins ordinaires, vous l’aurez compris, pour les prochaines années. Je ne vous en révèlerai pas le montant, à dire vrai cela ne vous regarde pas. Maître Norbert s’occupe d’ores et déjà des dispositions à prendre quant à ma vie privée pour vous libérer d’un poids qui n’a pas à peser sur vos vies ni sur celles de vos descendants.

Par exemple, cette maison ne reviendra à aucun et aucune d’entre vous.

(Glapissements et toux nerveuses étreignent toute l’assemblée.)

Je vous rassure cependant, malgré le testament, vous ne serez pas exclus de la succession, comme la loi l’exige, mes chers héritiers réservataires ! Mais la grande partie de ladite fortune, laissez-moi rire, (elle rit) reviendra à une association pour la sauvegarde des espaces et des espèces sauvages (forte agitation dans le salon). Taisez-vous ! (Le calme revient.) Que feriez-vous de cet argent qui ne vous servira à rien ? Manquez-vous de quelque chose dans votre vie ? N’êtes-vous pas entourés d’amour ? N’avez-vous pas l’essentiel ? N’êtes-vous pas de plus enfouis sous un encombrant superflu ?

(Brouhaha, prises de parole inaudibles.)

Je ne vous demande pas d’adhérer à mon projet, je vous préviens, que vous ne tombiez pas des nues, histoire de vous faire à l’idée que cet argent servira à des causes, plein de causes : l’espace, la nature, le sauvage obtiennent mes suffrages.

Je trouve dommage d’en être arrivée à devoir « acheter » une terre qui ne nous appartient pas pour pouvoir les sauver de nos appétits barbares, mais bon il semblerait que ce soit ainsi. Je joue le jeu.

(Silence angoissé dans le salon).

Le don que je ferai, que j’ai déjà fait en vérité, est très imposant. Ne me remerciez pas de vous épargner des tracas terribles, je le fais de bon cœur.

La nature et les animaux ne s’en porteront que mieux. Nous aussi par voie de conséquence. Vous faites une bonne action vous aussi sans le savoir aujourd’hui, mais un jour cela vous apparaîtra et vous sourirez. Peut-être. Je vous l’espère. Vos petites et vos petits seront fiers de vous.  

Peut-être certains et certaines m’en voudront ? De quoi ? À elles et à eux de se poser la question. Mais sachez que vous ne pourrez rien entreprendre pour contrer ce don. Il a déjà été fait, est irrévocable. Nous sommes liés juridiquement, n’est-ce pas Norbert (le notaire opine de la tête). Ne l’oubliez pas.

Sera divisé entre vous toutes et vous tous ce qui restera, un pas grand-chose qui, par chance, vous évitera de payer des droits de succession. Une bonne nouvelle, en somme.

Je pourrai tout à fait comprendre que ma décision jette un froid dans nos relations familiales très distendues. Aucune importance. Il faut faire des choix, je vous ai exposé les miens.

Je n’ai prévu ni en-cas, ni boissons pétillantes ou infusions, enfin rien du tout, car il m’a semblé vous connaissant que nous n’aurions pas envie de prolonger ce rassemblement inédit. Maître Norbert saura où vous contacter le jour venu, ne vous inquiétez pas.

Au nom de la vie, je vous remercie toutes et tous de votre compréhension et de votre attention.

(L’assemblée se lève et quitte la pièce en grommelant.)

© Louise Salmone

https://www.youtube.com/watch?v=ZudHYTya-dQ The Velvet underground & Nico – I’ll be your mirror

20 commentaires sur « 89. Parfois on est obligé de renier la famille »

  1. J’ai adoré votre texte! Au Canard enchaîné on aurait titré: Pan sur le bec!
    J’ajouterais: ‘Gueule des cuistres hypocrites’ avant de signer de mon prénom: Norbert!
    Je vous contacterai par l’intermédiaire de mon avocate Louise pour négocier le montant compensatoire de l’utilisation de mon patronyme…

    Allez, je craque: Grosses bises à vous!

    Aimé par 1 personne

  2. Bon jour,
    Je me demande si un SMS n’aurait pas été aussi efficace… (il parait que des entreprises licencient leurs employés du jour au lendemain par cette méthode dans certains pays), cependant, je crois que le personnage se délecte de son discours devant une assemblée déjà nourrie de l’incertitude d’un possible héritage et inversement la certitude de tout prendre… 🙂
    En tout cas un excellent texte … très réaliste… 🙂
    Max-Louis

    Aimé par 1 personne

  3. Le mot notaire rime pour moi avec clystère. Pour un petit héritage (enfin réglé) très récemment, nous avons dû attendre pendant sept ans depuis le décès de notre mère pour enfin boucler le dossier. Et notre cas n’est pas unique. Heureusement, personne n’a cassé de miroir entre temps, sinon c’était sept ans (de malheur) en plus !
    Merci pour votre texte, et bien le bonjour à Norbert et à Ronchonnette, la pas encore trépassée !

    Aimé par 3 personnes

  4. Bravo pour cette histoire d’héritage qui tourne au vinaigre pour les héritiers.
    On imagine sans trop de peine les commentaires, les pensées et les humeurs des membres de la famille. Il y a quelque chose d’un peu cruel dans votre récit, mais une self-made woman comme votre riche entrepreneuse ne doit avoir que mépris pour toutes ces personnes qui attendent ou espèrent plus ou moins sa mort.
    Et on peut supposer que ce n’est pas pour leur rendre plus léger le fardeau de son existence qu’elle leur livre ses grandes orientations testamentaires, mais plutôt pour leur rendre le restant de ses jours carrément insupportables.

    Bon week-end Louise 🙂

    Aimé par 1 personne

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