98. La jambe folle de tango

À la tombée du jour, quand la journée s’est prêtée à des éclaircies, voire à un ciel dégagé et ensoleillé,

sur les bords du fleuve, par dizaines ils s’amassent, s’enlacent,

des couples éphémères se forment, se séparent, s’éloignent, se retrouvent, changent de partenaire, pour dès les premières notes s’élancer sur la piste improvisée dans le jardin public sur le tempo d’un tango argentin.

Lui venait les regarder danser ; il s’installait en retrait, seul, assis sur la chaise pliante de camping qu’il apportait. Il restait là, jambes croisées, la gauche immobilisée dessous, son pied droit, toujours leste, battait la mesure à quatre temps. Son torse et ses bras amorçaient parfois des mouvements qui n’aboutissaient pas.

Ses yeux repéraient les nouveaux, les progrès spectaculaires de certains.

Il n’invitait jamais personne et vice versa. Il n’adressait la parole à personne et vice versa.

Dans un carnet qu’il sortait et rangeait de sa sacoche avec une régularité métronomique, il notait ou dessinait des pas de danse.

Il disparaissait avec la nuit tout aussi discret.

Jusqu’à cette soirée-là.

Quelle ne fut pas sa surprise quand une main s’avança et se tendit vers lui, paume ouverte vers le ciel, pour l’inviter à danser.

D’ordinaire, les invitations se lancent de manière plus codifiée…

Il allait l’esquiver quand la main devança son hésitation pour d’un jeu de doigts l’inciter à relever le défi, comme pour tous les tangueros présents.

Ici, danser relève d’un art de vivre, s’y soustraire témoignerait d’une goujaterie qui ne cohabite pas avec le tango.

Sa jambe droite se posa sur le sol, la gauche s’étendit ; alors seulement, le public remarqua l’asymétrie des deux membres inférieurs puis la démarche bancale et houleuse.

La main – connue entre toutes pour son agilité à faire corps avec son partenaire aussi bien en tango libre, moderne, canyengue que fantasia – le mena jusqu’à la piste.

Tous les danseurs se placèrent pour une nouvelle série de tangos.

Les notes s’élevèrent.

Ses premiers pas se montrèrent d’une timidité extrême tant il craignait de tomber. La main se plaqua dans son dos et s’y maintint avec fermeté le temps qu’il se reprenne.

Lui savait l’importance de l’improvisation, en avait conçu d’après ses observations des figures audacieuses pour y inclure sa jambe estropiée. Il n’avait jamais pensé les danser un jour.

Quand il manifesta une bonne confiance en son corps, la main lui laissa le champ libre.

Ils virevoltèrent avec une telle adresse que la piste se vida des autres tangueros pour laisser s’exprimer leurs abrazos, barridas, colgadas, ganchos, quebredas, sacadas… exceptionnels.

À la dernière note de cette première série de tango, ils se firent face :

— Vous vous débrouillez très bien pour un débutant.

— J’ai beaucoup observé.

— Alors poursuivons cette mise en pratique.

© Louise Salmone

https://www.youtube.com/watch?v=NOJ0m9G5PqI Tango Rojo – Leandro Capparelli – Fernando Gracia

32 commentaires sur « 98. La jambe folle de tango »

  1. Merci Louise pour ce texte entraînant. On me disait bon danseur et pour moi le tango, le vrai, est un peu mon histoire. De mon temps, comme disent les vieux, c’était la seule manière acceptée par la bonne morale pour serrer un peu sa partenaire. On ne disait pas encore « et plus si affinités! »

    Pour ce qui est de la vidéo, j’émets quelques réticences, encore l’âge…
    Je trouve la performance des danseurs époustouflante. Je l’ai regardée 3 fois… mais je vais devoir attendre une prochaine vie pour accepter que deux hommes se livrent à cet exercice. Mais je répète que la chorégraphie est d’une perfection exceptionnelle.
    Amicalement à vous!

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  2. Votre texte m’évoque un merveilleux souvenir. Alors que je suivais mon troisième ou quatrième cours de débutant et enchaînais les danses que je trouvais trop mécaniques, je me retrouvais au cours de la soirée face à une femme que j’avais vu évoluer sur la piste auparavant. J’avais été bluffé par son niveau et son élégance. Je lui fit comprendre que mon niveau était faible et que je risquais de lui marcher sur les pieds ;). Elle me dit de ne pas m’inquiéter et de danser au mieux. Au bout de quelques minutes, elle se mit à improviser des pas de danse sur le côté et à ma grande surprise, je fis de même. Elle enchaîna de plus belle avec une créativité qui croisa la mienne jusqu’à une parfaite symbiose, sensuelle, joue contre joue. Je n’ai pas revu cette femme de la soirée et jamais retrouvé un tel moment avec une partenaire. La chance du débutant?

    Aimé par 1 personne

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