99. Pierre-Vincent

Va être difficile de s’y retrouver dans cette foule !

Malgré les réservations à des heures précises pour réguler l’afflux, les gens bruissent de partout, s’attardent dans les salles, se concentrent, se bousculent devant les tableaux ; les gardiens ne peuvent pas non plus les obliger à avancer au pas de l’oie !

L’art attire du monde, faut pas se plaindre.

Des groupes s’amassent autour de conférenciers qui les avertissent qu’ils peuvent parler trop fort ou pas assez, donc surtout « n’hésitez pas à le signaler ».

La visite guidée captive toujours des amateurs non prévus ; l’attroupement crée un étranglement dans le passage. Il faut se glisser pour essayer d’entrevoir une œuvre d’art à peu près correctement.

Cette exposition connaît un vif succès, et aucune certitude qu’elle les reconnaisse dans ce maelstrom de visages.

Trois fois déjà qu’elle arpente les salles du rez-de-chaussée, prêtant un intérêt distrait aux toiles de maître accrochées, sans repérer ses amis.

Elle envoie un message : z’êtes où ?

Réponse : au début de l’expo.

Elle : ah moi aussi, bon je refais un tour.

Un gardien lui fait signe de mettre son appareil sur silencieux, les bips incommodent l’essaim humain loquace. L’art dessille les oreilles.

Elle se faufile au beau milieu d’une conversation : « c’est pour ça que ça évolue parce qu’il y a le vide », « émulsion optique et vibratoire », la suite des mots se perd dans le brouhaha.

Elle envoie un nouveau message : je vous trouve pas.

Réponse : tu peux pas nous louper, on est dans la salle des grands formats.

Un autre gardien, à sa demande, lui indique le chemin, mais un embouteillage monstre empêche toute progression à l’entrée de la galerie des peintures gigantesques.

En plus, il fait chaud !

Comment fait-on pour contourner cette masse compacte ? On patiente, lui conseille une gardienne fort calme.

Elle envoie un nouveau message : impossible de passer.

Réponse : oui c’est dingue le monde !

Elle : je vais essayer par les ascenseurs.

Réponse : laisse tomber, ya une file d’attente dingue aussi.

Elle : ah !

Réponse : et quand je lève la main, tu la vois ?

Elle se hisse sur la pointe des pieds, s’appuie sur les épaules de ceux devant qui la rabrouent.

Elle envoie un nouveau message : non.

Réponse : on va trouver une solution, t’inquiète.

Elle : je rebrousse chemin.

Réponse : d’ac.

Ballotée de salle en salle, elle devine un espace libre devant trois peintures, dont une de van Gogh comme indiqué sur le pilier gauche, inespéré ! Y fonce illico et se place bien en face, personne ne pourra la faire bouger, pas même un gardien.

Elle envoie un nouveau message : je vous attends devant van Gogh.

Réponse : lequel ?

Elle : La mer aux Saintes-Maries.

Réponse : bouge pas, on arrive.

Elle reste un moment, sans personne pour perturber l’immersion dans l’œuvre, situation inédite !, devant cette mer Méditerranée sous le regard coloré de l’artiste qu’elle découvre. La douceur qui s’en dégage la surprend. L’étendue de la mer au premier plan partage avec grâce les bruns et verts du rivage, une embarcation, est-ce bien une embarcation ? elle s’approche du tableau, un gardien lui signifie à haute voix de reculer, « s’il vous plaît », elle s’exécute, oui ce doit être une embarcation en toute logique, la mer et le ciel se répondent et l’enveloppent, c’est donc cela la mer aux Saintes-Maries ?!, quand son appareil vibre dans sa main.

Message reçu : t’es où ?           

Elle : avec van Gogh.

Message reçu : impossible. Nous aussi et on ne te voit pas.

Elle : ?

Message reçu : si je te vois, retourne-toi.

Ce qu’elle fait et, après un rapide balayage des yeux de la salle, elle voit enfin les visages amis qui lui font signe de se rapprocher.

Elle envoie un nouveau message : vous ne voulez pas voir van Gogh ?

Réponse : nous sommes devant van Gogh, toi t’es devant Pierre Bonnard, la Seine à Vernonnet, huile sur toile, 1911. Lis bien le cartouche sur le pilier.

Elle : ah oui. J’arrive.

Elle envoie un nouveau message : j’aime bien Bonnard aussi.

© Louise Salmone

https://www.youtube.com/watch?v=dQcG_NSITqY Erik Satie – Gnossienne n° 5 – interprète Guillaume Coppola

34 commentaires sur « 99. Pierre-Vincent »

  1. J’ai bien aimé ce texte, cette quête presque impossible et ce tableau dans lequel elle se laisse glisser doucement…
    On lui pardonne son erreur, le sourire est au rendez-vous à la fin de ce texte
    Belle journée

    Aimé par 1 personne

  2. Ouah Louise te voilà qui fricote le lard, celui des queues de cochon des grandes expositions où tu vois un bout de tableau entre deux chapeaux, un crâne rasé et un béret de chasseur-alpin.. C’est pas bonnard pour l’émotion mais ça sert pour dire sur son blog, j’y étais
    Parce que l’art n’attire que la mode des trucs à voir et par téléphone les placeurs de fonds.
    Le sentiment qui en fait toute la puissance est en panne dans une une lettre de Théo à Vincent. La vierge est noire c’est sûre parce que si elle portait pas la scoumoune elle aurait fait arracher sa fleur dans une tournante avec peut-être l’espoir d’une plainte à porter. Parce que de côté là c’est pire on jouit plus de devenir adulte au 3ème degré
    Va à Vernonnet, pas besoin d’ascenseur t’es mis en lévitation au premier regard sur du vrai Bonnard…
    J’aime cet article, il me rentre dedans par tous les pores, c’est lyrique mais en humanité !
    *Merci Louise, je t’embrasse pour une belle journée.
    Alain

    Aimé par 2 personnes

  3. Il n’y a plus qu’à lancer une « appli » du nom « BonArt », permettant à tous les possesseurs de smartphones, en vadrouille dans un musée, de se lancer quelques défis du même genre que celui dont vous nous contez les péripéties :
    « Juste à gauche du Picasso de 1934, quel est le peintre qui figure sur le cartouche au-dessus d’un tableau qui n’est pas de Braque mais de Juan Gris ? », etc.

    L’autre défi serait de courir de salle en salle sans se faire remarquer par les gardiens heureusement de temps en temps endormis sur leur chaise : mais ne pas oublier de se présenter à l’accueil du musée en short et baskets. 🙂

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  4. Mes affectueuses excuses pour mon retard à lire votre texte…
    Quelques circonstances familiales que vous connaissez m’ont retardé. Maintenant que tout va un peu mieux, je reprends mes habitudes. Votre texte de la visite du musée est, pour moi, à double sens: le premier est une description panurgienne des troupeaux, une superbe satire de la stupidité humaine, le tout très bien écrit. Le second sens, toujours pour moi, me conforte dans mes choix: je ne vais pas dans les musées et ne possède pas de téléphone portable. Ceci expliquant cela…

    Une conclusion qui paraitra honteuse pour tout le monde mais que j’assume: j’ai vécu 17 ans à une heure de voiture de Grenade, et ne suis jamais allé à l’Alhambra. Maintenant, à moins de 4 heures de voiture de Madrid, je ne suis jamais allé dans la capitale et donc, bien sûr, au Prado. On ne se refait pas!
    Amicalement à vous.

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  5. Une fois encore j’arrive à l’arrache, et pourquoi madame ? parce que mon abonnement ici (comme souvent ailleurs ) saute de temps en temps et je n’ai pas reçu la sortie de ce texte, ni du précédent, ni sûrement celui d’avant vers lesquels je vais me précipiter.
    Cette expo m’a stressée, trop de monde, c’est insupportable cette foule, j’ai les pieds en compote à force d’aller et venir ! Ouf, je suis pressée de sortir de là pour aller prendre un bon bain (pas de foule, hein !).
    Bonne soirée Louise !

    Aimé par 1 personne

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