106. Affaire(s) à suivre

Tacatac, tacatac, tacatac, dong, dong, dong, vrum, vrim, vrum, vrim, tacatac tac tac, tacatac tac tac, slash, slash, tan, brai, slash, slash, pan, toc, pan, toc, criiiiiiiiiiiiisse, boum, boum, badaboum, ramdam, baoum, hiiiiiiiiiiiiiiiiii, scratch, scraaaaaaaaaaatch.

Pchiiiiiiiiiiii, tchaaaaaaaaa, CLAC, puis le silence s’abattit, avec trop de soudaineté. Ses oreilles bourdonnaient encore du barouf qu’il supportait depuis ce matin 7 heures, comme à l’accoutumée depuis deux semaines, les jours ouvrés s’entend. Très difficile de se concentrer dans ces conditions. Onze heures allaient sonner. Le chantier pouvait reprendre à tout moment, un tohu-bohu qu’il fallait ajouter aux portes claquées violemment par les ouvriers, les voisines et les voisins, les descentes d’escalier éléphantesques d’adolescents et d’adolescentes en pleine joie de vivre, la répétition d’une comédie musicale au 3e étage, et il en passait… Son corps savait que cette accalmie ne durerait pas, en tressaillait d’avance, contaminé par les multiples agressions assourdissantes, perçantes, fracassantes, horribles, bien au-delà des décibels acceptables pour une oreille de quelque être vivant que ce soit.

Aussi à la reprise des coups de massue sur la cloison, il enfila ses bottines et son imper à toute allure, se saisit de son cartable et sortit de chez lui en claquant la porte, dévala l’escalier, traversa la cour, croisa le gardien en discussion avec deux voisines appuyées sur leurs chariots de courses au sujet du jardinier qui ne ferait pas son travail avec beaucoup de sérieux – Y a qu’à voir l’état des plantes –, actionna le bouton d’ouverture de la porte qui donne sur la rue, se retrouva devant un trio de chevaux de la Garde républicaine qui hennirent de surprise, remonta par la droite le long des magnolias et des figuiers, il ne pourra pas échapper à la sortie de lycée qu’il entendait déjà, mais rebrousser chemin le rallongerait et ne l’empêcherait pas de passer devant un collège et une école primaire de toutes les manières, il traversa cette turbulente jeunesse qui s’interpellait d’un trottoir à l’autre à se donner des rendez-vous à tout-va pour étudier, pour se retrouver, pour s’embrasser, pour manifester, pour marivauder, franchit le carrefour où certains et certaines abusaient d’une loi non écrite impitoyable pour terroriser à coups de klaxons® et de sonnettes stridentes ceux et celles qui ne cherchaient pas à écraser son prochain, poussé par une foule désordonnée la plupart le nez sur un écran il poursuivit son chemin au pas quasi de course, le sang affluant à ses tympans scandait la mesure d’une folie, d’une panique, manqua de percuter une femme qui hurlait dans son téléphone portable – Mais travaille Momo, travaille, fais comme tout le monde ! –, tourna dans une venelle malodorante – Faut dire combien de fois qu’il existe des toilettes publiques gratuites, brama un homme de sa fenêtre en versant un seau d’eau –, emprunta le pont qui enjambe une aire de jeux pour enfants dont leurs cris perturbaient le sommeil d’une personne emmitouflée dans un duvet au pied d’un érable centenaire, descendit l’escalier qui menait au quai, avisa une femme et un homme sur un banc en pleine visioconférence qui s’égosillaient sur les chiffres d’affaires, le DRH à muter, bifurqua pour les éviter, fit face à un homme qui narrait ses tourments intimes à son écran sans réponse audible de l’interlocuteur, ou interlocutrice, et y en avait-il seulement un ou une ?, se hâta de le dépasser et slaloma les derniers deux cents mètres entre des gens qui s’éparpillaient en tous sens, et lui grappillait pêle-mêle des bribes de conversations sur le décrochage scolaire du gamin d’untel, l’impossibilité de prendre les billets à la date voulue, l’incapacité inavouée d’aimer, sur le sens de la Vie et des recettes pour le dîner.

Il fonça droit sur une barrière. Un sourire aimable l’arrêta ; il reprit enfin son souffle sous le panneau :

ICI ZONE DE SILENCE,

SEULS LES OISEAUX ONT LE DROIT DE CHANTER, LES CHATS DE MIAULER, LES CHIENS D’ABOYER, LES POISSONS DE CRÉPITER, LES PLANTES ET LES ARBRES DE SOUFFLER DES BRANCHES ET DES FEUILLES, ETC.

POUR LES HUMAINS, CHUT ! Mais vous pouvez lire, dessiner, observer, contempler, etc.

Quand les hommes vivront d’amour – Luce Dufault, Mélanie Renaud et Nanette Workman (Chanson de Raymond Lévesque)

20 commentaires sur « 106. Affaire(s) à suivre »

  1. Beau « run » où chacun fait du bruit ne serait-ce qu’en se déplaçant (ou en tapant sur son clavier d’ordinateur, bizarre d’ailleurs qu’il n’y ait pas encore de frappe silencieuse possible comme pour la fonction photo des smartphones…).

    Si les poissons crépitent, la pluie fait des bulles et les humains jouent aux zinzins… 😉

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  2. je me souviens d’un type dans un bus que je prenais quelquefois à Marseille qui parlait très très fort au téléphone et , comme tu le racontes dans ton texte , je suis persuadée qu’il n’y avait pas d’interlocuteur de l’autre coté , mais personne n’osait rien lui dire car il avait l’air méchant …

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  3. Bonjour Louise !

    Votre texte est si authentiquement bruyant que je n’ose pas mettre le son, bien que vivant en pleine campagne, à 1 km de la première maison et donc du premier voisin !

    Je dois dire que j’ai lu et relu votre texte, surpris de l’abondance de cas, caca… phoniques ! J’ai au moins la conviction d’avoir choisi la bonne voie en n’ayant quasi jamais vécu en ville au cours de la longue existence. (Quelques exceptions de courte durée du genre ‘Viens chez moi j’habite chez une copine’). Ce qui me conforte aussi dans mes choix est que je peux continuer à me passer des médecins, ce que vous devez déjà savoir !
    Tiens un rappel :

    https://wordpress.com/post/akimismo.wordpress.com/5816

    A ce jour, j’ignore encore ce que sont les acouphènes, le diabète, la pression, le surpoids et le cholestérol !

    Revenons à votre texte. J’ai aussi apprécié la subtilité non pédante du ® accompagnant klaxon. Quelle chouette manière de rappeler qu’à l’instar de Frigidaire, Nylon, Scotch, le mot klaxon est une marque déposée, tombée dans le domaine public.
    Pour la vidéo, comme on dit au basket. : « Arbitre, je demande un temps mort ! », en d’autres termes, je place mon joker !
    Je préfère tout de même la version de Leclerc, Vigneault et Charlebois :

    Au moins, aucun des interprètes n’a besoin de lire sa partition. Pffffffff !

    Merci Louise de nous amuser avec vos géniales descriptions de la vie et, c’est mon cas, de nous faire réagir…

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  4. Belle galerie de personnages dans cette course au bruit. Malgré tout j’aime la ville et tous ces gens, toutes ces vies de chacun. On sent quand même bien le stress et l’aliénation dans ce monde de dingues. C’est pourquoi j’aime la mer, les mouillages sauvages, les couchers de soleils en sirotant un mojito ou un tchaï 🙂

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  5. Essoufflée par cette course folle, je crois bien qu’après cette lecture je ne supporterais même plus l’aboiement des chiens dans la zone de silence… O*

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  6. Trop bien, trop vrai Vrum vroum tchouc tchouc, petites souris et fourmis folles… bien vu Louise et merci pour ce texte et les belles voix des femmes. Pao

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  7. Ca va vite, très vite, si vite que le silence arrive comme une délivrance! J’aime ces zones sans bruit où la nature reprend ses droits et nous, nous pouvons respirer enfin, pleinement avec tous nos organes.
    Merci Louise et belle journée

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