118. Pop-corn et cinéma

Il n’est pas rare de le voir traîner sur les décombres de ce qui fut le plus grand multiplexe de la région… avant la catastrophe qui réduisit à néant toute possibilité de la retrouver.

Après ce jour fatidique, elle se volatilisa comme par enchantement, laissant son propre cinéma d’art et d’essai à la merci de son assistant-exploitant qui n’avait ni son envergure, ni son engagement, mais bon il s’en sortait. Il faut dire qu’il ne restait que cette modeste structure dans les vingt km à la ronde qui ne désemplissait plus depuis cette calamité !

Au grand dam des amateurs de pop-corn et autres sucreries, sodas compris ; au grand bonheur des cinéphiles.

Mais revenons à l’affaire qui provoqua un tel affolement, une déroute irréversible, un abandon de juteux profits…

Tout démarra un jour de fin de semaine, à la séance de 19 h 30.

La soirée s’annonçait calme, rien à signaler quand elle débarqua au multiplexe, très remontée, hors d’elle, certains racontent qu’on l’entendait bramer dès le parking « ils vont voir ce qu’ils vont voir « . Aucune personne de la sécurité ne fut en mesure de pouvoir la calmer, ni l’arrêter.

Ce jour-là, il était de guichet et elle le savait parfaitement. À l’abri dans sa « loge » sécurisée, il s’adressait par un microphone à la clientèle et leur proposait sans leur laisser le temps de réfléchir formule, abonnement, réduction… la manœuvre employée rapportait – surtout ne pas leur donner l’occasion de peser le pour et le contre de l’avalanche des propositions – et sitôt la transaction conclue, jamais au-delà d’une minute, il invitait d’un signe de tête la personne suivante à s’approcher.

Il la vit alors foncer vers lui, bousculer les badauds, les hésitants le nez en l’air devant les affiches entre telle superproduction ou telle autre, les files d’attente devant les caisses automatiques, puis dépasser les personnes en train d’attendre leur tour devant les guichets.

Elle donna un grand coup dans la vitre et demanda s’il comptait « jouer au con encore longtemps ». Derrière elle, des voix s’élevèrent, rouspétèrent, elle n’en eut cure et continua à taper contre la vitre.

Faut que t’arrêtes, vraiment ! Tu t’égares, tu divagues, ça va mal se terminer cette histoire.

– Tire-toi d’ici, tu vas faire fuir le client… on en discutera à la maison…

Pas question, faut mettre un terme à ce délire maintenant ! ça va trop loin là !

– Retourne dans ton ciné d’art et d’essai, barre-toi je te dis, on en reparlera à la maison !

Tu peux pas contribuer à cette gabegie, faut que tu te ressaisisses !

– Soit, alors je te le redis une dernière fois pour toutes ! J’aime travailler dans l’industrie cinématographique, toi aussi d’ailleurs quoi que tu en penses, car c’est une industrie, fais pas ta mijaurée, et là je fais dans le très lourd, et j’adore ça, oui, c’est tout ce que tu n’aimes pas, en plus on l’associe à la malbouffe car les deux s’associent bien…

Leur dialogue s’envenima, ils se traitèrent de noms d’oiseaux puis s’injurièrent en toute franchise, chacune et chacun défendant « sa » vision du cinéma, d’un côté au nom du recueillement, de l’évasion, de la rêverie, de la découverte, des talents et de l’autre au nom des bruits de mastication la bouche ouverte, des canettes de soda dégoupillées à n’importe quel moment, du froissement des emballages de confiserie d’une supposée liberté d’expression. ?!. Elle se refusait de céder à cette mode de la bouffe au ciné, surtout pour « bâfrer de telles saloperies » et la prochaine mode du « bien manger équitable et durable genre infusion détox, onigiris ou pop-corn au vinaigre de cidre et aux algues marines de Breizh… gourmands, bons pour la santé et la planète, sans ajouts nocifs, créatifs et antigaspi » dans les salles de cinéma n’y changera rien (« quelle mauvaise farce organisée par certaines sommités du cinéma !!! »), incompatible avec les bons dialogues ciselés, les plans sublimes et travaillés, la culture visuelle, l’écriture cinématographique, etc. etc. : lui s’obstinait à lui faire entendre raison en lui expliquant que cette tendance allait dans les prochaines années devenir majoritaire, aussi soit elle s’adaptait soit elle disparaissait.

« La fatalité n’existe pas. »

Il lui rappela froidement les faits : à ce jour, les saloperies au sujet desquelles elle s’égosillait constituaient 30 % de son chiffre d’affaires. 30 % !

Elle ricana tant il avait ingurgité et digéré le discours ambiant jusqu’à croire qu’il s’agissait de « son » chiffre d’affaires alors qu’il n’était qu’un pion chargé d’empoisonner toute une génération avec des produits qui n’avaient rien de cinématographique ! Le phénomène touchait les plus jeunes qui apprenaient à leur corps défendant à « s’enfiler les pires choses en regardant les pires merdes« . Il était en train de tuer son propre public ! Une hérésie à laquelle elle lui intimait de ne plus y participer.

Elle voulut savoir ce qu’il avait fait de son amour du cinéma ? Face à son silence, elle lui annonça refuser de vivre plus longtemps avec quelqu’un qui avait renié ses engagements les plus élémentaires envers la vie et l’art, qu’il se devait d’accompagner les jeunes générations vers le cinéma et non vers le stand à saloperies et développa ses arguments jusqu’à ces mots qui grincèrent comme un climax duquel personne ne reviendrait indemne :  » Escroc, tu me dégoûtes ! « 

Devant l’ampleur du scandale, l’équipe dirigeante procéda à une évacuation temporaire des lieux…

La rumeur qui prétendait qu’elle cassa le stand à pop-corn, à confiseries et à sodas en menaçant de revenir encore et encore fit le reste.

© Louise Salmone

https://www.youtube.com/watch?v=DT1NJwEi6nw For A Few Dollars More // The Danish National Symphony Orchestra (Live)
Ennio Morricone
Cheffe d’orchestre : Sarah Hicks

17 commentaires sur « 118. Pop-corn et cinéma »

  1. Ennio Morricone, quel compositeur. Merci de me faire replonger dans mes années d’études. Quelques films de Leone furent présentés à l’université avant les salles commerciales.  Le bouche à oreille fit le reste. Voir Henri Fonda en méchant cowboy. Incroyable pour l’époque.
    Merci aussi pour le beau texte.

    Aimé par 2 personnes

  2. C’était vraiment bien de lire ce texte, surtout qu’un des trucs que je déteste le plus au cinema c’est d’entendre quelqu’un trifouiller dans son cornet de saletés puis les mâchonner , sans parler de l’odeur écoeurante 🤮 par contre petite nostalgie enfantine des ouvreuses qui passaient avec leurs plateaux remplis d’esquimaux 🙂

    Aimé par 2 personnes

  3. Une vraie scène de cinéma avec ces deux personnages antagonistes!
    Evidemment je vote pour elle et pas qu’un peu! J’ai repéré des salles à l’extérieur de Rennes ou je me déplace pour profiter d’un vrai moment de cinéma et de vrais films. Il nous reste le théatre national de Bretagne avec une programmation et une salle digne de ce nom, sans pop corn et sans sodas.
    Bon , il est aussi vrai que certains films d’art et « essai » sont chiants à mourir…
    Il faut juste bien choisir….
    Merci pour ce texte vraiment savoureux

    Aimé par 3 personnes

    1. Merci beaucoup pour votre lecture, et oui il faut juste bien choisir comme vous dites !!! Cependant disposer d’espaces cinématographiques, à savoir : un écran, un siège, une bonne programmation, c’est tout de même génial, n’est-ce-pas ?! 🙂
      Très bonne soirée

      Aimé par 1 personne

  4. Excellente la rixe entre deux personnages qui ont deux conceptions différentes du cinéma: avec ou sans le plat du jour!

    Pour moi, pas concerné puisque mon dernier film… c’était en 1968 (oui 1968). C’était ‘Il est était une fois dans l’Ouest’, c’est dire si Morricone m’interpelle.
    Encore un mot: j’ai demandé de l’aide à l’ami wikimachin pour connaître la signification de multiplexe… expression que je ne connaissais pas. C’est vrai que le cinéma n’existait pas du temps des brontosaures!

    Aimé par 2 personnes

      1. On ne refait pas sa vie! La mienne est ‘sans films’ et si je me réfère à quelques lancements « électro-informatiques » avec d’invraisemblables trucages exagérés, que j’ai vu aux infos du soir, je n’ai rien manqué… au moins à ce jour!

        Aimé par 1 personne

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