Il a écrit son prénom en lettres épaisses noires sur son barda volumineux, trouve l’ensemble plus seyant qu’une minuscule étiquette d’identification accrochée à la poignée au cas où son bagage se volatiliserait.
Il ne voit pas comment.
Lui n’égare rien et n’oublie rien. Pas son genre. Hutch est toujours stupéfait que des quidams se délestent de leurs affaires – mais comment font-ils pour ne pas s’en apercevoir ? se demande-t-il – sans se soucier que de un ils vont perturber le trafic donc par voie de conséquence gêner un grand nombre de personnes, de deux obliger les forces de l’ordre à intervenir pour sécuriser le périmètre et faire exploser le bagage abandonné – comme si l’époque se prêtait à l’abandon… en pense Hutch – de trois lui faire perdre un temps précieux, non qu’il ait quelque chose de précis à faire mais il n’a jamais apprécié que des têtes en l’air s’immiscent dans sa vie, de manière directe ou indirecte. À tout âge, il a géré son temps selon ses propres priorités et non selon de mauvais vouloir de malotrus, goujats, gougnafiers, égoïstes… Quand un contretemps s’interpose, il bouillonne, et ce serait mieux de ne pas tomber sur lui !
Jusque-là le voyage accusait un retard d’une petite vingtaine de minutes, pas de quoi exiger un remboursement. Tant pis. Non que Hutch soit procédurier mais il n’aime pas qu’on lui fasse perdre son temps de quelque façon que ce soit. Ce leitmotiv mérite d’être répété, y compris muettement, car il constitue l’épine dorsale de sa philosophie.
Le chef de bord Oscar qui avec Youssef et Miranda assurent un accompagnement très discret, quasi invisible, sur ce train qui doit rouler à vitesse réduite, circonstance climatique oblige, intervient pour la troisième fois par un message très personnalisé pour rappeler que les appels téléphoniques doivent se passer depuis la plate-forme, les films et musiques relèvent de goûts personnels aussi les voyageurs sont priés de mettre des écouteurs, de ne poser ni ses chaussures ni ses pieds nus sur les sièges, hygiène oblige, le barista a dû fermer le bar suite à la razzia de la fin d’après-midi, chaleur oblige, enfin qu’il est interdit de fumer y compris dans les toilettes, merci de respecter cette règle élémentaire, sur ce toute l’équipe souhaite, pour la troisième fois !, un bon voyage. Fabien et Bruno du service de propreté repassent devant Hutch, assis sur les marches menant de la salle haute vers la salle basse, qui n’a pas de déchets à déposer dans leur sac poubelle et secoue la tête, atterré par ce qu’il vient d’entendre. L’attitude de ses contemporains le dépasse !
Une jeune femme arrive sur ces entrefaites pour passer un appel de la plate-forme, elle raconte une tranche de vie que Hutch trouve fade, elle le remarque : enfin elle porte son attention sur ses socquettes noires de marque, ses baskets noires, son bermuda kaki, son tatouage militaire sur le tibia gauche, un autre représentant la mangrove sur le poignet gauche, une bague à chaque annulaire, la tête de mort légèrement ratée sur le coude droit, un bracelet ethnique vendu sur un site entre particuliers au poignet droit, ses gros biceps, son t-shirt gris sur lequel est imprimé Pure rock star energy, sa montre-boussole au poignet droit, sa barbe poivre et sel. Hutch baisse sa casquette made in USA pour échapper à son regard incisif et l’observe à la dérobée ; un chapeau de paille lui mange la moitié du visage, un pantalon en lin et une chemisette de couleur écrue froissés par le voyage. Rien d’original ni d’affriolant.
Ça sent un peu des pieds et la transpiration.
Hutch se concentre de nouveau sur le match en différé de football américain qu’il suit sur un petit écran sans écouteurs mais sans déranger personne.
Elle reprend le fil de sa conversation, sans déranger personne non plus.
Parfois il se grignote les ongles,
et ça l’agace.
Parfois elle s’esclaffe et ponctue son rire par un « I can not believe ?! »,
et ça l’agace.
Oscar, le chef de bord, annonce enfin que le train va entrer en gare, voie G, la descente se fera par la gauche.
Avec son sourcil gauche relevé en accent circonflexe, elle semble attendre plus d’explication.
Il hausse les épaules.
Des passagers s’amassent sur la plate-forme et dans les escaliers.
Les freins du train crissent.
« Hey guy, what’s going on ? »
« J’sais pas ce que tu racontes, tu ferais mieux de te préparer ! »
Elle le dévisage, interloquée :
« What do you say ? »
Le train s’immobilise.
Hutch actionne le bouton d’ouverture de la porte et sort le premier du train, cela va sans dire.
Arrivé dans le hall principal, il entend une annonce avertissant que tout bagage abandonné est désormais passible d’une amende de 200 euros, il soupire en hochant la tête – mais à quoi pensent les gens ? – puis que la personne prénommée Hutch ayant oublié son bagage dans le train n° 6652 est prié de venir le récupérer de toute urgence avant l’intervention d’une équipe de démineurs.
© Louise Salmone
Je pense qu’on appellerait cela de la projection en termes jungiens (si cet adjectif existe).
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remarquable: « ça sent un peu les pieds ! » remarquable.
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« …elle le remarque : enfin elle porte son attention sur ses socquettes noires de marque, ses baskets noires…Ça sent un peu des pieds et la transpiration ». J’adore. Sacré Hutch! Il ne fait jamais d’erreur … 🙂
merci pour ce portrait.
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Hihihi, géniale, la chute !
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L’adjectif existe tout à fait, :-), merci pour votre lecture et cette interprétation, très bonne journée
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Les détails donnent du relief, :-), merci pour votre lecture, très bonne journée à vous
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🙂 🙂 🙂 Merci à vous pour votre lecture, oui ce Hutch est impayable :-), très bonne journée
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😉 🙂 Merci à vous, très bonne journée
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🙂
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Je partage l’expression de « toutloperaoupresque655890715 » au sujet de la chute!
J’ai adoré ce texte et, comme souvent avec vous Louise, on se demande si vous n’avez pas, dans une autre vie bien sûr, vécu ce genre de mésaventure!
Une remarque: les trains circulant toujours à gauche (hérédité de leur origine anglaise) je ne crois pas qu’on prenne les gens pour des demeurés en précisant que la descente du convoi se fera pas la gauche. Du reste les portes de droite, côté voie, ne s’ouvrent pas lors d’un arrêt ‘normal’!
Amicalement à vous Louise!
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Merci pour votre lecture, j’aime bien « dans une autre vie », 🙂 🙂 :-), et merci pour l’info pour l’hérédité anglaise, je ne la connaissais pas, et j’aime apprendre de nouvelles choses,bien à vous et j’espère que tout se passe au mieux, 🙂
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