127. L’amie

Dans l’habitacle régnait un silence de plomb.

Personne ne souhaitait le rompre, pourtant le sujet reviendra sur tapis, impossible d’y échapper.

Au kilomètre 54, le plus jeune émit l’hypothèse qu’il conviendrait peut-être, peut-être répéta-t-il avec prudence, de rebrousser chemin, le jour baisse et…

Une main s’éleva pour lui intimer de se taire.

La passagère avant ajouta que c’était pas faute de ne pas l’avoir prévenue, mais trop c’est trop.

Ils replongèrent dans un silence épais.

Au kilomètre 72, le plus jeune s’enquit d’une voix enrouée si par hasard ils n’avaient pas faim parce que lui ça gargouillait grave dans son ventre.

— Écoute, intervint sa voisine de droite, je comprends que cette situation te chiffonne comme elle nous perturbe toutes et tous bien que nous préférions enfouir nos émotions pour ne pas nous dévoiler, question de pudeur sans doute, mais elle l’a cherché et récolte ce qu’elle a semé : la discorde, le chaos. Vous ne trouvez pas ?!

Cette question pas si anodine déclencha une logorrhée collective :

Oui, son verbe assassin, ses remarques mielleuses, acerbes, hypocrites, sa maladie qu’elle met en avant dès qu’elle sent que le vent pourrait tourner en sa défaveur et d’autres arguments prêtaient à ne pas l’inviter, et elle a été invitée en connaissance de cause ;

Oui jusque-là son entourage a compati, compris son désarroi ;

Elle le sait, en profite, en abuse : devrait pas ;

Oui, elle a été maintes fois mise en garde mais n’en a eu cure et a continué à exhiber son nombril, encore et encore, ad nauseum, sous prétexte que les autres ne se rendent pas compte de ce qu’elle traverse, à leur asséner des vérités tronquées sur son cas qu’elle juge en l’espèce universel ;

Devrait pas… ;

Oui, elle les intimidait quand d’un index autoritaire elle menaçait ses interlocuteurs de bien réfléchir avant de lui faire la leçon car un mot à l’emporte-pièce pouvait signer son arrêt de mort. Elle le prétendait, laissait ce venin se répandre, mettait le feu aux poudres et en profitait, en jubilait, en abusait ;

Devait pas ;

Oui personne n’était dupe de ses stratagèmes pathétiques pour assouvir ses nombreux caprices qui ne calfeutraient pas les béances de ses multiples frustrations ;

N’aurait pas dû en abuser ! ;

Oui ils et elles ont laissé faire, oui son entourage s’est bien fait berner, oui ils et elles supportaient ses moqueries pour lui faciliter la vie ;

Oui elle s’est amusée à les inféoder ;

Oui, elle est la bouche de Bouddha et le cœur de serpent ;

Oui son assurance, sa certitude de venir à cette sortie comme à l’accoutumée les a agacés tant elle s’est montrée sans égards en pointant leurs réactions si prévisibles ;

Trop c’est trop l’ont-ils avertie, quelle bande de soupe au lait vous êtes leur a-t-elle ri au nez.

Alors est arrivé ce qui est arrivé, ils l’ont déposée sur le bas-côté d’une route fréquentée et si elle croit car elle doit y croire qu’ils vont revenir la chercher, ils sont toujours revenus, d’autant que le jour baisse, cette fois-ci ils poursuivront leur route et passeront une bonne soirée sans ses jérémiades, ses critiques, ses dégoûts, ses peurs, ses craintes, ses angoisses… et parce que tout le monde sait qu’elle est guérie.

© Louise Salmone