139. Rancœur

Je l’aurais, je l’avais, imaginé autrement, avec une allure disons plus noble, avec un port de tête plus altier, pas avec ce sac à dos post-adolescent très attardé, pas avec ce béret pour camoufler sa calvitie que le pays dans son entier connaissait.

Sa voix haut perchée qui semble avoir oublié de muer, identifiable entre toutes, toujours parfaite pour le rôle, se distinguait dans un film ou sur une scène de théâtre, mais dans le civil sa fausseté musicale choquait l’oreille ; ses chaussures mal ou peut-être pas cirées, son blazer imperméabilisé à capuche taché et chiffonné, son pantalon effiloché et troué rebutaient.

Je le regardais, il me souriait, certain d’être reconnu, oui c’est vrai je l’avais reconnu, comme la plupart des autres personnes présentes en ce bord de fleuve, là à quelques pas de moi à rire bêtement aux blagues bien grasses de son acolyte, à s’enfiler bière sur bière dans un endroit où vaut mieux y aller mollo sur la bibine car pas de toilettes accessibles avant un bon kilomètre.

Il joue les sales tronches à l’écran ou sur les planches, il a une sale tronche au naturel. Pour nous distraire, il en faut pour tous les goûts. Condamné aux rôles de tocard dans des circonstances variées, il paraît l’incarner à la perfection hors plateau – déformation professionnelle ? Ou joue-t-il de facilité ? Le voilà qui commande une nouvelle bière et entre deux goulées il ressasse à voix haute, crispante, son amertume parce qu’il interprète de mauvais rôles – selon lui – dans de bonnes pièces et productions, allez encore une bière, alors qu’il voudrait un vrai rôle de vilain qui fasse un carton, auquel on pourrait s’identifier, enfin ! Il devient pénible, ses jérémiades agacent.

Il se met à se comparer à de vraies gueules, de celles qui transpirent la personnalité forte, solide, attirante, aimante. Il a juste une sale tronche utile dans la distribution. Le monde et les gens ne sont pas que beaux. Il nous surprend à clamer qu’il voudrait une fois, une fois seulement, jouer un beau gosse, avec un maquillage adapté ce devrait être possible, beugle-t-il, allez encore une bière. Il ne joue même pas les ordures, juste les pauvres types et si bien qu’à chaque audition il est retenu.

La gerbe ! s’apitoie-t-il, allez hop, encore une bière.

Je l’aurais, je l’avais, imaginé plus humble, à la Michel Simon, pas aussi bavard et braillard dégoulinant de ressentiment, sans reconnaissance aucune de la chance qu’il a et quand il a voulu pisser là où il se trouvait, c’est-à-dire devant tout le monde, il a bien fallu intervenir et s’il est tombé à la baille dans la bousculade et s’en est sorti, ouf, il ne peut s’en prendre qu’à lui-même parce que franchement ce sale type ne donne envie ni d’être aidé, ni d’être aimé.

© Louise Salmone

https://www.youtube.com/watch?v=-Z0UGGvb4sQ Jacques Brel – Dans le port d’Amsterdam
https://www.youtube.com/watch?v=logGmozHfG4 David Bowie – Reprise de la chanson de Jacques Brel « Dans le port d’Amsterdam »

18 commentaires sur « 139. Rancœur »

  1. et vous vous êtes connus comment ? Ah, on voit que tu l’aimes tendrement. C’est comme d’hab’. Parfait!!!!
    Tiens, ce matin, j’écris sur un tournage à l’arrêt. Il semble que le réalisateur (outre les blèmes de prod’) se soit pris la tête avec sa compagne qu’il a appelé « morue ».
    On en est là, ça promet.
    Bon w-e à toi!

    Aimé par 1 personne

  2. Peut-être vous êtes vous rencontrés dans le port d’Amsterdam, on ne le saura jamais. Mais qui est donc et être perdu qui noie son chagrin dans la bière et en sort avec un surplus de dégaine?
    Merci pour les références au plat pays qui est le mien (avec une petite préférence pour la version originale de Brel 😉, on ne se refait pas).

    Aimé par 1 personne

  3. Dans le port d’Amsterdam
    Y a des marins qui chantent
    Les rêves qui les hantent
    Au large d’Amsterdam
    Dans le port d’Amsterdam
    Y a des marins qui dorment
    Comme des oriflammes
    Le long des berges mornes
    Dans le port d’Amsterdam
    Y a des marins qui meurent
    Pleins de bière et de drames
    Aux premières lueurs
    Mais dans le port d’Amsterdam
    Y a des marins qui naissent
    Dans la chaleur épaisse
    Des langueurs océanes

    Dans le port d’Amsterdam
    Y a des marins qui mangent
    Sur des nappes trop blanches
    Des poissons ruisselants
    Ils vous montrent des dents
    A croquer la fortune
    A décroisser la lune
    A bouffer des haubans
    Et ça sent la morue
    Jusque dans le cœur des frites
    Que leurs grosses mains invitent
    A revenir en plus
    Puis se lèvent en riant
    Dans un bruit de tempête
    Referment leur braguette
    Et sortent en rotant

    Dans le port d’Amsterdam
    Y a des marins qui dansent
    En se frottant la panse
    Sur la panse des femmes
    Et ils tournent et ils dansent
    Comme des soleils crachés
    Dans le son déchiré
    D’un accordéon rance
    Ils se tordent le cou
    Pour mieux s’entendre rire
    Jusqu’à ce que tout à coup
    L’accordéon expire
    Alors le geste grave
    Alors le regard fier
    Ils ramènent leur batave
    Jusqu’en pleine lumière

    Dans le port d’Amsterdam
    Y a des marins qui boivent
    Et qui boivent et reboivent
    Et qui reboivent encore
    Ils boivent à la santé
    Des putains d’Amsterdam
    De Hambourg ou d’ailleurs
    Enfin ils boivent aux dames
    Qui leur donnent leur joli corps
    Qui leur donnent leur vertu
    Pour une pièce en or
    Et quand ils ont bien bu
    Se plantent le nez au ciel
    Se mouchent dans les étoiles
    Et ils pissent comme je pleure
    Sur les femmes infidèles

    Dans le port d’Amsterdam
    Dans le port d’Amsterdam.

    Marianne Faithfull – Port of Amsterdam

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