152. Les chiens du centre-ville

Le front appuyé contre les carreaux de verre de la vitre de son bureau, il soupire et s’absorbe dans la contemplation de l’écoulement lent dans la rue, en bas. Quelques rares pressés activent le pas pour passer les portes de la poste, à l’angle, avant qu’elles se referment au premier coup de midi.

On frappe à la porte, il ne répond pas ; on insiste, il bougonne un « revenez plus tard, que diantre ! »

Des bibliophiles avertis ou dilettantes fouillent dans les étalages du libraire d’occasion sur la place. Des badauds flânent dans la grande rue commerçante, qui n’offre aucun intérêt à ses yeux ; personne ne marque un arrêt entre les terrasses surchargées de touristes devant la statue de Jean Jaurès qui le mériterait pourtant, au moins pour le travail très réaliste du sculpteur.

On frappe de nouveau à la porte : « Vous êtes attendu Monsieur… »

« Eh bien faites-les attendre ! » braille-t-il sans détacher son regard du spectacle de la rue qui commence à s’assoupir. À cette heure-ci, les restaurants, gargotes, cantines vont se remplir, la plupart des magasins vont fermer pour la pause déjeuner.

Il se rêvait diplomate apprécié, recherché, recommandé, au fait des subtilités géopolitiques mondiales, installé dans des mégapoles cosmopolites, il se retrouve préfet d’une grosse commune de province, où il a passé son enfance et son adolescence ; il pensait échapper à son passé et son futur l’y a ramené, avec certes une vue imprenable sur le palais de Justice et l’arc de Triomphe dédié à la gloire royaliste en plein fief socialiste où il y a gagné ses galons, avec une ironie qui ne l’amuse pas.

Cette heure (de midi) qu’il redoute tant, un entre-deux d’inaction, d’inertie, de léthargie, lui brise tout élan, toute vitalité, jusqu’à l’appétit, au moins le soir les nuitées, les jeux d’ombre et les fraîcheurs aplanissent les aigreurs et les frustrations.

Ce mitan lui rappelle chaque fois comme il a bien travaillé, lui qui se rêvait un exceptionnel avenir, et peut-être le vivra-t-il un jour ? quand bien même les aléas des affectations l’avaient ramené à son point de départ, et cela le désolait, jusqu’à son somptueux logement de fonction qui lui pesait. Mais allez savoir quelle sera la prochaine destination ?

Il s’était imaginé avoir échappé à un destin qui n’existe pas pour s’en forger un à sa mesure, sans soupçonner qu’il déambulerait des yeux juste à un étage au-dessus du même endroit que trente années auparavant.

Tout a si peu changé, remarque-t-il avec étonnement parfois.

Si ce n’est, et la différence est de taille, qu’aujourd’hui il peut s’autoriser des choses qui lui aurait été impossible de faire à l’époque, comme laisser ses chiens se promener librement dans le jardin de la préfecture.

L’heure (de midi) s’y prête.

Il va aller les lâcher, un bien grand mot, et s’agacera ou se réjouira de leurs jappements, aboiements (selon l’humeur du moment) et qu’importe ce que diront les citoyens, protestations ou ovations, du moment que les chiens égaient et perturbent le rituel immuable de cette ville à l’heure du déjeuner.

© Louise Salmone

https://www.youtube.com/watch?v=KS6eCq8mEMs Les Doigts tordus – Chien galeux

8 commentaires sur « 152. Les chiens du centre-ville »

    1. Vous m’avez bien fait rire, et le musette oui j’aime aussi beaucoup 😉 🙂 (alors parce que l’on m’a posé la question : la musette est l’instrument et la danse, et le musette le style musical, avec ces bonnes paroles nous pouvons passer un bon week-end et encore merci beaucoup Akimismo

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