153. Sociologie des champs

Elles se tenaient appuyées contre le parapet, à deviser avec joie, plaisir, bien que le sujet dût être par instant sérieux à voir leurs sourcils se froncer et leurs rires s’arrêter net avant de repartir sur une conversation animée sans se préoccuper des garçons, de l’autre côté de la rivière, qui rivalisaient de prouesses et d’acrobaties pour montrer ou démontrer qui serait le meilleur, le plus fort, le plus habile tout en s’apostrophant avec gaieté et drôlerie, bien que le sujet dût être par instant sérieux à les voir stopper net leurs mouvements et se regrouper avant de s’éparpiller de nouveau.

Les groupes ne se mélangeaient pas, feignaient ne pas se regarder, ni essayer de deviner ce qui se disait.

Émilie allait, par le pont en pierre, des unes vers les autres et vice versa, avec son enregistreur vocal et son appareil photo en bandoulière. Installée depuis une semaine déjà chez le maire de ce village réputé pour ses douceurs de vivre, elle portraitait pour son étude de terrain sur les mœurs des champs cette jeunesse qui avait choisi de rester au pays, pour des raisons variées. À l’âge où l’amour éclot avec un émoi palpable, ces jeunes gens comme jadis ne s’adressaient pas ou peu la parole mais les filles d’un côté et les garçons de l’autre se considéraient à respectable distance. Si Émilie leur faisait remarquer que les choses changeaient tout de même par ailleurs, les filles surtout lui répondaient que ça n’avait pas beaucoup évolué, dans les mentalités précisaient-elles, ça se passait encore ainsi par ici ; comme les femmes avaient toujours travaillé depuis la nuit des temps, et elles continuaient. Pas de changement notable non plus ; comme les hommes se retrouvaient entre eux à la fin de la journée, et ils continuaient. Pas de changement notable non plus.

Comme depuis toujours, le mariage demeurait la ligne d’horizon, un foyer à bâtir, et pour se croiser, pour se choisir, quelle que soit la combinaison, les filles riaient de leurs bons mots, les garçons aussi, le sujet n’était plus tabou, nous n’étions plus au XIXe siècle, quand on ne trouvait pas chaussure à son pied, les unes comme les uns quittaient la région, désertaient le temps d’un périple ses beautés vallonnées pour se confronter à la froideur et à la solitude du béton.

Les études pour la plupart les amenaient à fréquenter la ville et certaines et certains revinrent avec des étrangers, il faut comprendre par là des gens qui n’ont jamais vécu dans la vallée et parfois de nombreuses années sont nécessaires pour qu’ils se sentent acceptés. Ça se passait encore ainsi dans le coin mais ça non plus n’était pas entièrement nouveau. De tout temps, des personnes ont eu le courage de dépasser les frontières de leur endroit bien aimé et de courir le monde pour certains et pour certaines, oui, oui, de découvrir d’autres horizons, parfois d’autres langues, ou même d’autres coutumes, c’est vous dire comme ils sont allés loin. Cependant et il faut le faire remonter, toutes ces personnes sont toujours revenues, quand bien même il s’agissait de leurs descendances.

Aussi les filles comme les garçons confirmaient à Émilie qu’en apparence ce n’était pas très grave que les choses n’évoluent pas car dans le fond et dans la forme ils ont toujours été en avance sur leur temps.

© Louise Salmone

https://www.youtube.com/watch?v=BQe6hTKX35o Bonga – Mona Ki Ngi Xica

4 commentaires sur « 153. Sociologie des champs »

  1. « C’est dire s’ils sont allés loin » écrivez-vous.
    Vous évoquez les étrangers. Dans le canton romand de ma naissance on faisait la différence entre un étranger, donc venant du village voisin, au pire du canton voisin, et les « étrangers du dehors »… ceux d’un autre pays!

    Aimé par 1 personne

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