157. Sur le tard

Au comptoir, à cette heure matinale, on se salue, on se bouscule, on commande, on se dépêche, à l’exception de Laure imperturbable qui tourne avec concentration la petite cuillère dans la tasse à café bien qu’elle n’y ajoute jamais de sucre. Le tintement contre la porcelaine rythme ses pensées pas tant inorganisées qu’elles n’y paraîtraient, l’évidence lui sautera au visage. Cependant elle s’accorde encore un répit autour d’une question principale, primordiale, nécessaire : aurait-elle loupé quelque chose ? À y réfléchir de près ou de loin, sans conteste : oui. Qu’est-ce qui l’empêcherait d’y remédier ? De passer à l’acte ? Elle soupire, boit une gorgée de café, puis reprend sa méditation scandée par la petite cuillère ; il suffirait d’une chiquenaude, elle pourrait tout laisser en plan bien que ce soit déraisonnable, Laure en a vaguement conscience, et chasse d’un mouvement de tête cette éventualité.

L’horloge murale indique qu’elle arrivera en retard à son travail.  

Elle boit d’une traite son café puis en commande un second sans se soucier des commentaires du serveur quant à son indolence inhabituelle.

De quoi vivrait-elle ? Et où habiterait-elle ? Il lui est impossible dans l’immédiat de répondre à ces questions basiques bien qu’elle y ait déjà pensé et posé quelques pions de ci de là pour assurer ses arrières. On ne s’évanouit pas dans la nature sans avoir a minima organisé ce changement de vie radical. Peut-être… ou vaudrait-il mieux se jeter dans l’aventure d’un coup d’un seul ? Personne n’est à l’abri d’une impulsion qui entraîne dans l’inconnu total, tente-t-elle de s’auto-argumenter, et auquel on aspire de tout son être… Peut-être a-t-elle déjà dépassé ce point de bascule ? Elle tourne autour du pot, suppute que la décision est de toutes les manières déjà prise, que bientôt, là, tout de suite, elle ne pourra plus reculer, quand bien même elle essaierait de rameuter quelques bribes de raison en s’évertuant à penser par exemple qu’à son âge… La phrase tombe dans le vide, l’âge n’a rien à voir dans l’affaire, ou peut-être précisément que si, qu’à son âge elle a suffisamment pesé le pour et le contre pour savoir qu’elle choisit la bonne décision, et quelle décision !!! Tout balancer par-dessus bord, disparaître des radars, des écrans, tac, d’un claquement de doigts, quand c’est encore possible, parce que c’est encore possible quoi qu’on en dise, quoi qu’en en pense.

L’horloge murale indique qu’elle a outrepassé le retard pour arriver à son travail.

Il suffit juste de mettre en pratique la théorie. Elle avait tellement imaginé ce jour où elle reprendrait sa vie non pas à zéro mais autrement qu’elle n’avait jamais envisagé pouvoir le réaliser réflexion faite ou non. La liberté d’aller et venir subsiste légale. Ce rêve la maintenait, aujourd’hui il la propulse.

Faut bien en profiter, nous n’avons qu’une vie, s’encourage-t-elle en reposant la tasse à café vide avant de quitter définitivement l’estaminet.

© Louise Salmone

https://www.youtube.com/watch?v=WCjzNfJLHa0 Nina Simone – I put a spell on you

18 commentaires sur « 157. Sur le tard »

  1. Très bon sujet de réflexion! j’espère que Laure sera heureuse de son choix. Il faut relire L’homme qui voulait vivre sa vie de Douglas Kennedy.
    Une réflexion personnelle: Dans mon pays d’origine, sans système de sécurité sociale, il y a longtemps, une décision administrative concernant l’obligation légale d’avoir une assurance maladie me déplaisait, mais impossible à contourner légalement…
    J’ai alors annoncé mon départ au Contrôle de l’habitant, pour une destination imaginaire bidon et j’ai donc disparu des écrans radars pendant plus de 40 ans, Oui 40 ans sans domicile connu ou fixe.
    J’entends encore les réflexions de mes amis, me disant que je m’étais mis dans l’illégalité. Ben non! Aucune loi ne vous oblige à avoir un domicile fixe!
    Il faut juste accepter de vivre sans aucune aide sociale…

    Aimé par 1 personne

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :