159. Indice personnel

Ils se connaissaient, oh, depuis un an plus ou moins je dirais, sans certitude néanmoins. Un jour, Colombe nous en a parlé comme d’une évidence ; Jory qu’elle prononçait Rory rapport aux origines portoricaines dudit monsieur lui avait de suite tapé dans l’œil dès la première fois où elle le vit. Un jour d’orage dévastateur, elle trouva refuge dans un minuscule restaurant où il travaillait. Détrempée de la tête aux pieds, pas à son avantage on peut donc supposer avec raison, le serveur le fameux Rory que nous nous obstinions à appeler Jory pour la faire rager – et ça marchait à tous les coups – l’accueillit avec gentillesse puis s’empressa d’aller lui chercher de quoi se sécher.

Quelques grelottements de froid et un bon thé chaud plus tard, ils s’échangèrent leurs prénoms. Et habitude fut prise, pour Colombe, de faire un détour histoire d’aller saluer le bel homme, enfin d’après ce qu’elle nous soutenait, car du bonhomme nous n’en voyions pas l’ombre, malgré nos demandes répétées et insistantes. Elle refusait également de nous donner l’adresse du restaurant afin que nous allions juger par nous-mêmes si oui ou non le présumé bellâtre pouvait convenir à notre amie. Il faut dire que nous lui avions connu des histoires d’amour très perturbantes, très fragilisantes et elle avait beau brailler qu’elle n’était pas en sucre, nous préférions disposer d’un avis disons objectif sur cette aventure ? début de liaison ? quoi qu’il en soit bien mystérieuse… Nos questions l’agaçaient parfois au point de nous rembarrer en prétendant que nous étions jalouses de son bonheur : « ???? Colombe tu dérailles ! ». Bien au contraire, nous étions enchantées de la savoir épanouie, aimée, appréciée, amoureuse, ou plus exactement serions enchantées car elle en racontait si peu ou toujours la même chose sur l’inconnu qui paraissait cumuler toutes les qualités, sans défaut ? que nous en arrivions à considérer le panégyrique trop suspect pour un simple mortel. Et à dire vrai nous pensions qu’un tel être parfait d’après Colombe n’existait pas.

Comment l’en avertir sans nous brouiller avec elle ? Et de cela aucune de nous ne le souhaitait. Une amie reste une amie malgré ses errements, ses digressions, ses manques en tous genres…

Alors nous avons opté pour un truc moche, oui nous en convenons, mais nous l’avons fait, nous avons décidé de la suivre pour découvrir qui se cachait derrière ses sourires figés, ses rêveries desquelles elle émergeait avec brusquerie en ajoutant « Vous ne pouvez pas comprendre… Cela vous dépasse… », ses soupirs énamourés.

Le sort me désigna.

Voici comment je découvris et le petit restaurant, charmant, dans une rue calme, peu fréquentée par les touristes et Jory-Rory, oui, l’homme avait de l’allure, de la prestance, de l’élégance aussi, c’était indéniable. Je m’étais postée à quelques mètres, dans le renfoncement d’une porte cochère. Il faisait beau ce jour-là. Je voyais Colombe échanger quelques mots avec le serveur, rire chaque fois qu’il s’approchait de la table pour lui servir de l’eau, prendre la commande, apporter les assiettes, je ne les entendais pas mais je constatais leur réelle complicité. Nous nous étions mêlées de ce qui ne nous regardait pas. Je me sentais bête.

J’allais partir quand une créature aux longues jambes fines, jeune femme qui ne savait pas encore ou pas très bien quoi faire de toute cette féminité qui l’encombrerait presque, entra dans le restaurant. Elle cherchait du regard le serveur qui l’évitait délibérément. Elle resta plantée au milieu de l’établissement sans savoir où se poser. Colombe la remarqua, comme tout le monde, une telle beauté ne passe pas inaperçue.

Puis Jory-Rory installa la juvénile joliesse sur une banquette et lui apporta les plats sans lui demander son avis, sans lui accorder le moindre regard. La jeune femme gardait les yeux baissés, triturait ses doigts, multipliait les signes de nervosité. Je ressentais son malaise de mon poste d’observation.

Colombe écourta son déjeuner, sortit du restaurant sur un joyeux « à bientôt » du serveur qui contrastait avec la froideur de son comportement vis-à-vis de la jeunette, invitation à laquelle elle ne répondit pas et s’éloigna d’un pas vif.

J’entrepris alors de faire tout un détour pour tomber par hasard sur elle.

Colombe ne fut pas dupe : « Tu as tout vu n’est-ce pas ? »

Je n’allais pas mentir : « oui ».

« C’est sa fille » poursuivit-elle « Il m’en avait parlé en termes peu élogieux… J’aurais dû me douter de quelque chose… tu as vu comment il traite sa fille et peu importe ce qu’elle a pu faire, as-tu vu seulement comment il l’humilie ? »

Je n’allais pas lui mentir : « oui ».

« Un tel homme ne mérite aucun égard. »

© Louise Salmone